Je rêvassais, assis dans la rame de métro qui me ramenait chez moi, quand résonna l’entame du sempiternel discours auquel je suis déjà accoutumé, au bout de quelques semaines seulement de cette nouvelle vie parisienne :
– Mesdames, messieurs, excusez-moi de vous déranger… Suite à un accident de voiture…
Dans ces cas-là j’ai appris comment réagir, instinctivement : surtout ne plus bouger, choisir un point fixe et attendre que ça passe.
C’est une réaction par mimétisme, sans aucun doute : ce n’est pas un choix personnel et je me parie que si les autres voyageurs avaient l’habitude de se lever pour danser en chantant à ce genre de signal, eh bien je ferais pareil.
Ceci dit, souvent, j’arrive à triompher de mon premier réflexe pour échanger un regard avec le quémandeur, lui sourire et lui souhaiter une bonne journée quand il me tend son gobelet en papier et me demande « merci ». Ça demande un peu de free-fight interne entre mon cerveau et une volonté plus profonde, mais si la deuxième gagne je me sens mieux après. Même si je ne donne pas. Et souvent, je ne donne pas. Parfois oui, parfois non : une alchimie se crée ou pas avec le quémandeur, ça peut se jouer au sourire ou à la misère du type… ce n’est pas anodin comme expérience, je trouve, ce moment où l’on refuse ou accepte de donner à quelqu’un dans le besoin : il y a plein de choses qui se bousculent à l’intérieur de soi… Et bizarrement je trouve parfois plus difficile de refuser avec le sourire que de donner parce qu’on s’y sent moralement obligé, « sous la pression ».
Bref, en l’occurrence, j’étais plutôt parti pour ne pas donner, jusqu’à ce que le jeune homme dise son prénom.
– Je m’appelle Nicolas
La façon dont il l’a dit était sincère.
– Je m’appelle Nicolas
En fait, il ne se contentait pas de dire un nom, il disait « voilà qui je suis », sentais-je… Quelque chose dans cette phrase m’a touché en tous cas. était-ce lié à ce prénom lui-même ? Je n’y ai pas songé sur le moment mais Nicolas m’est un prénom extrêmement familier, que beaucoup de mes amis portent, un prénom courant des garçons de ma génération, et peut-être que, sans y penser, c’est aussi cela qui m’a interpellé.
Du coup j’ai levé les yeux pour le regarder.
Je le vis de dos. C’était un jeune homme blond, portant jeans, pull blanc et Eastpack, dont les couleurs allaient lentement mais sûrement vers le gris. Un lycéen égaré ? Son apparence m’a étonné, car inhabituelle. Aucun élément chez lui ne trahissait le mendiant professionnel et il avait, de manière convaincante, l’apparence d’un accidenté de la vie. Je n’étais pas résolu à donner pour autant.
Quand il a commencé à passer avec son gobelet, j’étais stupéfait, que personne ne donne. A double titre. Parce qu’aux chanteurs, musiciens et quémandeurs professionnels quelqu’un donnait toujours… Et parce qu’à ce jeune type-là qui m’avait l’air si sincère personne ne donnait rien. Et je constatais, inévitablement que, moi-même, je n’avais pas l’intention de donner. Je changeais d’avis dans l’instant, tandis que son gobelet demeurait vide, et je l’interpellais par son prénom avant qu’il reparte.
Je précise « par son prénom » parce que ça m’étonne moi-même. Quelque chose avait du se jouer chez moi au niveau du prénom c’est sûr… Peut-être parce que c’est celui d’un ami disparu, je ne sais pas. Bref, je peinais à saisir des pièces au fond de ma poche, tandis que Nicolas me fixait d’un regard plein d’espoir, puis désespéré au fur et à mesure que je ne trouvais rien (c’est moi qui scénarise et interprète son regard bien sûr, ce que lui ressentait vraiment je n’en sais rien). Ouf, je trouvais quelques pièces (une misère), et les lui donnais. Il remercia et s’en alla. Mais je fus surpris, alors, de découvrir ce qu’il avait laissé derrière, littéralement : une petite fille de trois ou quatre ans, assise sur son siège non loin de sa grand-mère et que Nicolas, debout entre nous, m’avait presque entièrement caché jusqu’alors, quoi qu’il fut plus juste de dire simplement que je ne l’avais pas remarquée.
Cette petite fille me fixait intensément des yeux, avec une sorte de sourire retenu, de demi-sourire, de sourire pas anodin, qui signifie quelque chose. Son visage demeurait étonnement fixe tandis qu’elle soutenait mon regard. Mais il se passait des choses dans ses yeux. Je lui rendais son demi-sourire pour voir si elle réagirait… Non, son expression était ferme et définitive.
Soudain, s’adressant à la dame qui était assise à côté de moi, elle demanda, sans me quitter des yeux :
– Dis Mamie, pourquoi est-ce que personne n’a donné ?
Et tout en parlant à sa grand-mère, la petite fille ne me lâchait pas des yeux et conservait la même expression, avec son sourire bizarre… C’était pour le moins étrange. On aurait presque dit qu’elle me posait la question à moi !
La réaction de sa grand-mère fut plus étonnante encore : elle se pencha lentement vers sa petite-fille, qui toujours ne la regardait pas et, élevant lentement son index sur ses propres lèvres, souffla presque inaudiblement vers le visage de l’enfant… qui ne me lâchait pas du regard !!!
A ce point je me serais cru dans un roman de Stephen King.
La grand-mère retrouva le dossier de son siège, tandis que la petite fille et moi nous regardions toujours, et toujours, elle, souriait. Moi j’étais assez… perturbé, par la réaction de l’aïeul et je ne pus retenir la phrase auquel le regard de la petite fille m’invitait :
– C’était pourtant une bonne question.
La grand-mère approuva, avec bienveillance, comme si ce n’était pas elle-même, à l’instant, qui venait de dénier sa réponse à la petite !!!
Mais c’était bizaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaarre ça !!!! C’était quoi cette rame de fous ?! Avec des gens dedans qui font des trucs ou ne les font pas sans voir que ce sont eux-mêmes qui les font ou ne les font pas ?!
J’ai repris ma rêvasserie. Et quand, arrivé à destination, je suis sorti de la rame, la petite fille avait disparu. La grand-mère était toujours là, mais elle avait changé de siège. M’apercevant, elle m’adressa un signe de la tête, ses yeux débordant de bienveillance… Et moi, je ne comprends pas.
PS : merci à tous pour vos réactions à mon précédent article sur « La générosité de la misère ». Je précise que je ne publie pas ces articles pour mettre en avant ma « générosité » (j’ai du donner 5€ en tout sur les deux articles cumulés) mais la réaction des personnes avec qui j’interagis lors de ces rencontres et que je trouve pour le moins, étonnantes.
Pendant très longtemps, j’ai en effet fait comme tout le monde, quand je ne donnais pas à un mendiant dans le métro, je regardais mes pompes. Et un jour, quelqu’un m’a fait remarquer (où je l’ai lu, je ne sais plus), que regarder ces personnes leur sourire, c’était déjà leur rendre une partie de leur dignité.
Ça devrait être une évidence en effet, sauf qu’on tombe à peu près tous dans le même panneau, on regarde nos pompes et c’est l’humanité qui fou le camp :-(
Moi je suis un campagnard qui va pas assez souvent à Paris pour avoir ce genre de dilemme.
Mais quand j’était à Lille je donnais en fonction de l’histoire qu’on me racontait, si je la trouvait original je fessait un effort, bon pas grand vu qu’à l’époque j’était étudiant.