A Noël 2012 j’ai joué le Père Noël pour les enfants de mes collègues (ça aurait pu être en été mais non, c’était à Noël). Contrairement au rôle difficile et sauvage de Pipoto-le-clown-des-goûters-d’anniversaire, j’avais une idée plutôt claire de la manière dont les choses devaient se passer et je me suis porté volontaire avec confiance et enthousiasme. Youpi.
Et pour commencer, bonne nouvelle : on s’est pas foutu de moi côté équipement ! J’ai droit à la panoplie complète : bonnet ; perruque ; barbe ; rembourrage ; manteau ; pantalon ; gants ; recouvre-chaussures-qui-font-bottes. Ne manque plus que la touche finale, la cerise sur le gâteau : je veux bien sûr parler de mon talent d’acteur, que vous avez déjà été des milliers à applaudir dans l’intimité secrète de chambres moites et obscures, pour Avarice (cf ; 5-Avarice), ou dans la convivialité de salles de cinéma moites, indiennes et obscures pour Urumi.
Attendant « le signal », solitaire et anonyme, caché à l’étage de la salle des fêtes où se sont rassemblés collègues et enfants, je constitue petit à petit mon personnage. Sa démarche d’abord : j’alourdis la mienne d’une bedaine (ou d’une hotte, selon l’unité choisie), puis je pose mes mains sur mon ventre, rond, pour en soulager le poids (pour de faux hein ? Car en vrai j’ai des abdos, minots). Et je me mets à rire comme un Père Noël, en grondant des « HO ! HO ! HO ! ».
A new Santa is born.
Me manque quand même des trucs à faire et à dire. La constitution d’un personnage de scène (et je sais de quoi je parle vu le huitième de cinquantaine de premier rôles de figurant que j’ai eu l’honneur de jouer à Bollywood) suit le même procédé que celle d’un automate. Il faut lui inventer des réactions, des plus nécessaires aux plus sophistiquées. Il faut définir ces actions/réactions et prévoir les situations qui doivent les déclencher. Pif, paf, en deux secondes j’élabore donc un petit classeur mental de comment je dois me la jouer :
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Si déplacement ? >> à pas pesants/fatigués + légers grognements
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Si besoin de saluer ? >> « Bonsoir les enfants ! » + mouvement de main façon Elizabeth II
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Si silence dans la salle ? >> rire « HOHOHO ! » ou/+ « Joyeux Noël ! »
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Si je tousse ? >> ajouter une sorte de grognement rigolo
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Si je me prends une porte parce que j’y vois plus rien à cause de mes touffes blanches ? >> sortie classieuse en marche-lunaire façon Michel Jacquefils.
En ce qui concerne les paroles, le difficile était de trouver une voix. Il m’a fallu du temps pour ça, une voix dérivée d’un rire, plus grave que ne l’est la mienne, une sorte de mix entre celles du Jack Lang et du Raymond Barre des guignols de l’info… L’imagination humaine n’invente pas, elle se contente de désassembler et d’assembler autrement les éléments qu’elle a stockés dans sa mémoire. Oh yeah.
Donc, au bout d’un quart d’heure de préparation, j’étais prêt ! Je sais, j’en parle comme si je jouais le Père Noel sur scène devant des centaines de spectateurs… Or il n’y en aurait que trente ce soir-là, mais je ne jouerais pas pour eux une pièce de théâtre, non, pour eux je participerais à la survivance d’un mythe.
Ça avait été l’objet de ma conversation avec Fu, pendant le repas, un moment plus tôt. Fu sait un tas de choses que je ne sais pas encore, et c’est toujours un plaisir de lui grappiller de l’info sur des vérités cachées. Ce coup-ci il m’avait appris que tous les spectacles et cérémonies collectives de toutes les cultures indo-européennes (si ce n’est plus), en suivant les mêmes procédés de déroulement, remplissaient une fonction bien précise : qu’il s’agisse des pièces de théâtres grecques aux effets unificateurs et cathartiques, ou de la manière dont les fidèles déambulent dans une église, tous ces spectacles, toutes ces histoires ont pour but de guérir, de débarrasser l’âme d’un fardeau de négativités en suivant des étapes précises et immuables.
Bon.
Finalement, au moment d’agir, je n’ai pas vraiment la totalité des étapes en tête parce que Fu n’a pas eu le temps de tout bien m’expliquer, mais en tous cas je suis conscient de participer à quelque chose de grand, devant un public qui « croit en moi ». Je vous ai déjà expliqué comment le père Noël existe (cf: « Soyeux Poël à tous !« ) et pourquoi je trouve mieux qu’il existe (cf : « Religion, Spiritualité et Philosophie de l’Aventure« ). J’ai donc pour devoir un train sec de pas me louper.
A l’appel des enfants qui scandaient en rythme leurs « Papa Noël ! Papa Noël ! » j’ai donc descendu les escaliers, à pas lourds (façon tyrannosaurus rex de Jurassic Park – du moins c’était l’intention), pour m’arrêter à mi-chemin sur la plate-forme et éclater d’un gros rire sonore : « HOHOHO ! » avant de saluer la foule, (façon Elizabeth II).
Silence…
Et stress : la première impression étant la plus importante, il fallait convaincre, maintenant, que j’étais Lui.
Ce fut l’émerveillement.
Ce qui m’a frappé ce n’est pas tant le regard émerveillé des enfants, auquel je m’attendais, que celui des adultes. Dans celui des tout jeunes je lisais une sorte d’hébétude, une presque conscience que quelque chose (ou quelqu’un) d’anormal arrivait.
Les un-peu-moins jeunes ouvraient la bouche, comme si une montagne mouvante s’approchait, quelque chose de beaucoup, beaucoup plus grand qu’eux.
Le regard des ados était critique, amusé : quelle farce pour eux ! Mais celui des adultes au contraire, était étonné… J’y voyais même une sorte de doute qui aurait pu se traduire par « Est-ce vraiment le Père Noël ? ». Peut-être que, trop attentifs à la manière dont leurs rejetons allaient vivre l’évènement, ils y devenaient sensibles, eux aussi. Peut-être qu’à trop se poser la question : « Comment mon enfant va-t-il ressentir cette apparition ? » ils la ressentaient de la même manière. Il y avait quelque chose dans les yeux des parents tout droit venu de ceux de leurs enfants et qu’on ne trouve pas chez le public au théâtre. Jouer le Père Noël ce n’est pas du théâtre au sens moderne, le personnage fait remonter à la surface de son public des choses bien plus profondes que ne le pourrait une pièce : je l’ai vu sur les visages comme on lit un texte écrit noir sur blanc. Quelle sensation étrange.
Nous sommes passés à l’acte II : la distribution des cadeaux. C’était plus facile que l’arrivée : j’étais déjà dans le rôle, plus personne ne doutait plus que j’étais le Père Noël… enfin presque : un petit garçon planté à 40 cm de moi et qui me fixait trop attentivement a tiré sa mère par la manche pour lui chuchoter « Maman… Regarde… Il a une fausse barbe le père noël !! ». Ce sur quoi je le voyais bien ajouter : « Fais comme si de rien n’était, j’appelle les flics ».
Non mais sans ça tout s’est bien passé, j’ai reçu plein de bisous, j’ai posé sur plein de photos… J’ai reçu aussi des cadeaux, comme par exemple un dessin du Père Noël en train de cacher des cadeaux sous le sapin… Et là je suis passé à deux doigts de la gaffe idiote quand j’ai failli m’exclamer, devant l’enfant qui me tendait son œuvre : « Oh mais c’est le Père Noël ! En train de distribuer des cadeaux ! », phrase opportunément remplacée de justesse par un « Oh mais c’est moi, quand je suis au boulot ! ». Ouf !
Un autre minot me ramenait tout ce qu’il trouvait : emballages déchirés, bouts de ficelle, verre en plastique cassé et même les cadeaux des autres enfants. Forcément je le remerciais à chaque fois ce qu’il prenait pour des encouragements.
Une petite fille tardait alors j’ai attendu 20 minutes sous mon costume et sur mon trône, au pied du sapin. Ça m’a permis de constater qu’une fois les cadeaux distribués plus personne ne prête plus attention au Père Noël. Etonnant non ? On pourrait croire que la magie tient au personnage, mais en assistant à cette non-scène (la scène de tous ces enfants qui n’en avaient plus rien à foutre de moi) j’ai compris que la magie tient au fait qu’un inconnu, à qui des enfants écrivent, et qui ne leur doit rien, leur amène le cadeau qu’ils ont attendu. Tout cela à quelque chose de magique. C’est pour ça qu’on peut continuer à célébrer Noël avec des enfants qui ne croient plus au vieux bonhomme : parce que la magie ne tient pas qu’à lui, il est juste son plus beau vernis. Car dans l’œil d’un enfant qui a déjà reçu son cadeau, le père noël n’est plus qu’une sorte de grand-père un peu lointain, un peu magique certes, mais finalement guère plus que les autres personnages de l’univers dans lequel il vit : magiciens, sorcières, fées, voire super héros… Or le père noël n’a qu’un traîneau volant après tout, c’est loin d’être le plus impressionnant du lot et c’est presque un adulte comme les autres finalement, lorsqu’on le regarde de moins de 1 mètre de haut: pas de quoi s’extasier sur sa personne trop longtemps.
J’ai bien fait d’attendre, la petite fille est arrivée. Je l’ai vue passer la tête par l’entrebâillement de la porte pour vérifier si j’étais là. Elle a fait un sourire grand comme le trou qui sépare ses deux canines en m’apercevant… et moi un signe de la main pour lui dire d’avancer. Ce qui est cool c’est que, comme les prénoms sont écrits sur les papiers cadeaux, je pouvais donner l’impression aux enfants que je les connaissais en les appelant par le leur… Ca n‘était pas sans risque : lorsque, trop fascinés pour avancer, ils restaient plantés au premier rang tandis que je continuais d’appeler avec de plus en plus de force. Mais la magie est plus forte que ce détail et le Père Noël a mauvaise vue, c’est bien connu. De fait: sa secrète identité perdure envers et contre tout chez ceux qui croient. La foi a pour habitude de cacher les détails qui fâchent. C’est d’ailleurs très frappant, lorsqu’on incarne le Père Noël, de recevoir ces regards écarquillés, hypnotisés, et ceux, critiques, presque réprobateurs de ceux qui ne croient pas. Quel contraste !
La petite fille a couru vers moi, on a pris une photo, et je lui ai tendu son cadeau, non sans m’assurer qu’elle avait d’abord été bien sage cette année… Faut pas déconner : je me tape toutes ces cheminées sans contrepartie ! Elle m’a confirmé que oui, alors ok, j’ai lâché prise et elle est partie sans dire merci. Moment où un parent intervient toujours pour rappeler la procédure : « faut dire merci » « fais un bisou ».
Cette aventure m’en a appris pas mal sur les parents également et leur manière de vivre l’évènement. A quoi sert-il cet évènement ? Pour beaucoup d’enfants, c’est la première fois qu’on leur présente un étranger. Il peut s’agir d’un nourrisson encore, ou d’un tout petit enfant (je m’y connais encore mal en nenfants) et les parents regardent avec émerveillement la manière dont il réagit à la présence du vieux barbu. Est-ce qu’il a peur ? Est-ce qu’il pleure ? Non ? C’est bien, il est courageux. Pour les enfants plus âgés, ce rituel est l’occasion d’un rappel formel des règles de politesse : « Il faut dire merci ». Tout un apprentissage… Ca parait anodin mais ce n’est pas souvent que des enfants, bien entourés, bien gardés, sont confrontés à un personnage public, un étranger, presque un vagabond. C’est l’occasion de voir comment ils réagissent et de leur apprendre comment ils devraient. C’est une sorte d’initiation à la rencontre avec l’étranger.
Une fois disparue la dernière petite fille dans la foule des cadeaux, des emballages, des jouets, des enfants et des parents éparpillés, mes collègues sont venus me taquiner et prendre leur photo d’avec le père-noël, me demandant ce que j’avais de dur sous mon peignoir. Les petits sagouins ! Dire que je les avais connus tout jeune. Blagues préparées : traîneau en double file ; j’te reconnais toi, t’étais un vrai coquin étant petit, etc.
Je suis reparti me changer, ignoré de tous, comme une veille chaussette de Noël vide.
En retraversant la salle, ayant changé d’identité, et en rejoignant le activités diverses des convives je me sens tout bizarre : ces enfants que je connais maintenant tous par leurs prénoms, que j’ai embrassés, etc. ne me connaissent plus. Je viens d’interagir avec eux, et avec une telle complicité que je suis tout baba du fossé qui s’impose tout d’un coup entre nous.
Et là je vais dire un truc très con mais l’amour appelle l’amour. Je veux dire : j’aime beaucoup les enfants mais pas au point de les aimer tous au premier coup d’œil, à leur simple vue. Tandis que lorsqu’ils te regardent avec amour, tu es conquis et attaché tout de suite. Quelle sensation étrange d’être un instant tout, et puis l’autre rien. Je suis un adulte banal parmi la foule, maintenant…
A la table de Babyfoot je reçois un feedback de la part de Fu qui a aimé ma prestation. Il me dit aussi que sa fille s’est étonnée que le Père Noël passe le19 plutôt que le 24. Pour dissiper le doute il lui a répondu que je n’étais pas le père Noël… mais son frère. C’est passé comme une lettre à la poste. Malin. Facile, mais malin.
Autre feedback quelques jours plus tard, de ma collègue Dodo, au sujet de son fils :
– le Père Noël a entendu ce que je lui demandais et il me l’a amené pour Noël !!
…lui a-t-il dit, mais je ne sais pas à quel point j’ai le droit de m’en féliciter.