Je continue de courir d’auditions en auditions : à peine ai-je fini de jouer au football, au tennis et au golf sans ballon, ni raquette, ni club, que je me retrouve sur un bateau perdu en mer à désigner l’horizon à mon cap’taine, au nom d’une pub pour la tv sportive indienne d’abord, et pour une marque de poissons panés ensuite.
Trois quarts d’heure pour trouver l’endroit, une minute pour faire le zouave et je suis reparti vers l’audition suivante. Mumbai est une grande ville. C’est dans mes pérégrinations que j’ai rencontré Sumeer, désormais mon « coordinateur » officiel qui s’occupe de me décrocher des rôles, de manière à prélever une juteuse commission de 30%.
Quand je l’ai rencontré, Sumeer était accompagné de deux de ses poulains, à l’origine ethnique indéterminée. On aurait dit des Occidentaux mais quelque chose clochait au niveau de leurs cheveux teints au henné, sans parler de leurs vêtements et de leur façon de parler : en fait les Occidentaux sont tellement rares et demandés que ces deux Indiens profitent de leur peau claire pour les remplacer.
L’un de ces deux illusionnistes est venu me saluer et m’a demandé d’où je venais ? « France » ai-je fièrement répondu, la tête droite, le menton levé, sans parvenir à lui arracher cette expression pleine d’émerveillement des Indiens qui ne savent pas où c’est : il était trop impatient que je lui retourne la question. Je voyais ses pupilles trépider d’excitation à l’idée que j’allais lui demander d’où il venait lui-même, ce à quoi il allait pouvoir répondre « India », me causant ainsi la plus grosse surprise de ma vie.
C’est exactement ce qui s’est passé, sauf que je me suis offert le petit plaisir de
renchérir : « Oui je me doute, mais d’où en Inde ? ».
Boum. Cassé.
En fait j’étais de mauvaise humeur… Car dans la pub c’est pas pareil qu’au cinéma (vous sentez l’expérience du type qui parle ?) y a pas de respect, c’est de la prostitution ! On te demande ton nom (qu’on ne retient pas), ton profil (il faut dire « voici mon profil » à la caméra et se mettre de côté, nez vers la gauche, puis nez vers la droite : ne faites pas comme moi, ne déclinez pas votre CV) on t’ordonne de faire ceci, cela, et de dégager plus vite que ça. Bref, j’aime pas ça, et à vrai dire je ne le fais que pour la raison suivante : les pubs sont en général mises sur youtube à leur sortie, ce qui me permettra de vous les montrer. Si c’est pas l’esprit de sacrifice ça ! Pour me remercier, abonnez-vous GRATUITEMENT à la newsletter (colonne de droite) et pensez à aimer tout ce que je poste sur facebook (sauf mes résultats au scrabble, pour ça vous êtes dispensés).
Mais ce que le monde du cinéma indien ignore, c’est que je mène une double vie… Car quand je ne suis pas cet immense acteur qui vient illuminer les plateaux de tournage et multiplier les ventes de poissons panés par 4.45, je suis MONSIEUR Nabolo, professeur de français au très réputé Wilson College de Mumbai.
Tout a commencé par l’intervention de Baloota, ma gentille hôtesse, championne de scrabble et de farmville, mère de mon amie et collègue Mowglita (faut suivre : ici et ici) qui est professeur de psychologie au Wilson Collège où les élèves attendent l’arrivée d’un professeur de français depuis deux mois… How shocking ! Comprenant que la propagation de la culture nationale était en péril, j’ai immédiatement revêtu ma tenue de professeur (c’est là qu’on peut se demander si les photos de mon portfolio ne sont pas prémonitoires… pour le coup du pneu j’espère pas) et j’ai suivi Baloota : dans son quotidien.
On a pris le train aux aurores : Baloota habite au nord de Mumbai, le collège se trouve au very sud et il faut compter de 40 minutes à 1h30 pour arriver à l’heure aux cours de 13h20. Baloota est montée dans le wagon pour dames, je me suis tassé avec les hommes histoires d’échanger quelques viriles bouffées d’aisselles bien chaudes et de nouveaux mots de hindi appris la veille. J’essayais autant que faire se peut de rester dans le wagon quand bien même la surpopulation mondiale me poussait vers l’extérieur, où d’autres passagers étaient déjà pendus : un poteau électrique est si vite arrivé ! Ceci dit ça m’a permis d’apprécier le paysage et ce spectacle harmonieux des gens qui font caca sur les rails.
Ne vous y trompez pas, je n’étais pas non plus tout à fait tranquille : je n’ai jamais donné de cours à d’autres élèves qu’à des copains et, d’après Baloota, c’est une classe de cent vingt lycéens qui m’attendait… On sait tous à quoi ressemble un lycéen : boutonneux, malpropre, puant, insolent, dispersé, insolent, provocateur, timide, méchant, insolent, etc. J’avais donc tout lieu d’être inquiet. D’un autre côté, ne suffit-il pas, pour être professeur, d’être borné, aigri, complexé, autoritaire, injuste et partial ? C’est donc à la portée de n’importe qui, je pouvais le faire aussi. Tandis que mes camarades de wagons me frottaient de leurs aisselles auxquelles ils mêlaient parfois d’innovantes senteurs d’haleines, j’élaborais insidieusement un plan de cours fantastique que je vais exclusivement publier sur ce génialement site rien
que pour voument :
Cours de Monsieur Nabolo Professeur de Français au Wilson College, Mumbai
1. Leur filer cinq mots absolument nécessaires pour briser la glace dans n’importe quel pays du monde : « bonjour » ; « au revoir » ; « s’il vous plait » ; « merci » ; « excusez-moi ».
+
b. leur apprendre à lire l’alphabet, puis les accents, puis les associations de lettres telles que « ai » ; « an » ; « ou » ; et ttes ces conneries.
+
III. de temps en temps inclure des mots d’exemple, de ceux qui sont les mêmes en français qu’en anglais (tous les mots qui se terminent en « et » ; « ion » ; « ic » ; en anglais sont similaires aux français, sauf exception, ou comment leur refourguer du vocabulaire pas cher).
J’ai retrouvé Baloota sur le quai et l’ai suivie jusqu’au Wilson College. Comme tout le monde vous vous rappelez de « la maison qui rend fou », du VIIIème des XII travaux d’Astérix, sans quoi vous n’êtes pas comme tout le monde et dans le cas présent vous avez bien tort. Le Wilson College est pareil, à l’instar-system de beaucoup d’établissements du même genre, j’imagine.
[youtube]o4xrbJe1RHM[/youtube]
Je me suis fait arrêter à l’entrée par la sécurité et j’ai arrêté tous les regards en montant les escaliers jusqu’à la salle réservée aux profs de sciences humaines : j’étais le seul « blanc » du coin (mis à part les leucémides).
On m’a présenté à machin-chose et truc-bidule, on est allé me chercher un livre de français (date de parution : 1994) avec des illustrations telles que la tour Effel, un vigneron et Carole Bouquet qui fait la pub pour Channel n°5, etc. C’est ça la France !
Le stress a commencé à grimper dans la salle des profs. Baloota m’a fait servir un jus d’orange pressé et un sandwich au fromage pour me remonter, servis à domicile directement dans notre bureau (je suis diplômé, merde !). Quand l’heure est venue j’étais prêt. Je m’étais remémoré les treize premiers volumes de GTO pour pouvoir faire face, surtout les prises de catch ou comment il impose son autorité aux élèves à coups de katana.
J’ai marché jusqu’à la salle qu’on m’avait attribuée (à moi, le professeur de français). En passant dans les couloirs je drainais hors de leur classe les regards de tous les étudiants. J’étais le seul blanc, toujours… Ou peut-être admiraient-ils le courage de cet homme qui marchait volontairement au sacrifice ? Si c’est le cas ils se trompaient : j’allais écraser mes élèves comme des punaises, et, en plus, j’allais leur apprendre le français.
Un mec (le principal ou je sais pas qui) a rabattu les punaises vers ma salle de classe. Elles étaient abasourdies d’avoir cours de français (après deux mois de néant, on les comprend). Je les ai accueillies par un grand « bonjour » auquel elles n’ont rien répondu… Ooooh putain ! Quelle insolence !! Je m’y attendais mais quand même c’était une goutte à faire déborder le vase. Perso dans ce genre de cas je réfléchis pas, je réplique : je leur ai immédiatement inculqué le mot « bonjour », paf, en plein cortex cérébral ! J’ai répété « bonjour », ils ont répété « bonjour ». Ca y est : j’étais devenu professeur de français ! J’ai donc replié mes affaires pour partir mais le flot des nouveaux arrivants m’a contraint à rester… Encore 39 minutes à tenir (nb : les cours du College Wilson ne durent que 40 minutes). J’ai fait répéter « bonjour » à tout le monde encore et encore, et puis le drame est arrivé… Comme 120 d’entre eux me donnaient le bonjour pour la énième fois, j’ai malencontreusement lâché un « merci » réflexe. Ils ont tous répétés « merci ». A partir de là, va-z-y pour leur expliquer quand dire « merci » et quand dire « bonjour » ou quand dire « bonjour » ou « merci » à un « bonjour ». Je pense que c’est là-dessus que j’en ai perdu la première moitié, mais j’ai une bonne excuse : ce qu’il faut savoir c’est que ces mecs ne comprenaient rien à ce que je disais, rien de rien ! J’aurais pu écrire « couille-bite-couille » au tableau, personne n’aurait roulé par terre de rire (le mot couille est pourtant si drôle). Jamais vu autant d’ignorance et de bêtise rassemblées. Ils ne savaient même pas compter ! A presque dix-sept ans, dix-huit pour certains ! En fait il fallait vraiment tout leur apprendre depuis le début. J’ai donc écrit l’alphabet au tableau et passé en revu les différentes lettres. Ils ont géré le « A » et le « B », mais les « E », « U » et « Q » ont provoqué la panique générale, et il a fallu les répéter encore et encore… C’est assez bidonnant de faire répéter la prononciation de la lettre « Q » à cent-vingt jeunes qui ne comprennent pas ce qu’ils disent, et sans rire, en plus, surtout quand « pipi » et « caca » sont les bases fondamentales de votre sens de l’humour.
« Y » non plus ils n’ont pas accroché. Quand je leur ai fait travailler la prononciation de « c » qui sonne comme « k » ou comme « s » selon la voyelle qui le suit, ils ont parfaitement lu : [c + i = si] ; [c + a = ka] ; mais pour [c + y = ?] ils m’ont répondu [c + y = ci grec] ! HAHAHA ! LOL de chez MDR !! Vous imaginez le fou rire ! C’était quasiment impossible de ne pas se foutre de
leur gueule ! Dommage que j’étais tout seul, sur l’estrade.
Pour que ces nigauds arrivent enfin à quelque chose dans la vie, j’ai décidé d’employer des moyens mnémotechnico-futuristico-pédagogiquement élaborés. Et pour qu’ils retiennent l’alphabet, je leur ai fait chanter la chanson suivante : « A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z ». Vous la connaissez tous, non ? C’est un classique. Vrai qu’elle ne rend pas très bien à l’écrit mais à l’oral non plus, alors on s’y retrouve. On a chanté comme ça pendant cinq minutes, ce qui a attiré pas mal d’autres élèves à l’extérieur de la classe, en plus de ceux que de multiples « bonjours » gueulés à tue-tête avaient déjà rassemblé. Pour le coup je n’exagère pas si je vous dis que j’ai joué les animateurs « Club med’ » en leur faisant répéter « bonjour » de plus en plus fort, comme si j’étais un comédien sur scène cherchant à faire participer son public. Je me suis même permis de placer un : « Plus fort ! J’ai rien entendu ! ». Mes élèves étaient à fond. EN PLUS je suis vraiment comédien maintenant (trop fou). Une fois que j’ai bien chauffé la salle et le couloir, je me suis lancé dans l’inculcation de plusieurs mots de vocabulaires utiles comme « xylophone », « ptéranodon », (très pratique s’ils doivent passer le p’tit bac à la fin de l’année) ou « yen », « xi » et « wu » (qui peuvent faire la différence au cours d’une partie de scrabble un peu tendue)… Ca n’a pas bien pris alors je suis retourné à des mots plus simples comme « table », ou bien je leur ai appris l’origine des mots, pour qu’ils s’en souviennent ; ex : « élève », qui sonne comme « elevation » en anglais, parce que les « élèves » sont des gens que leurs vénérables professeurs « élèvent ».
Comme ils avaient du mal (malgré notre entraînement intensif) avec la prononciation de « bonjour » (prononcé « bonzour ») je leur ai appris des variantes comme « salut » (prononcé « salaud ») et « coucou ».« Coucou » ils ont vachement aimé, peut-être parce que je me suis caché derrière la table pour illustrer le concept.
Après on est revenu à la prononciation de « cy », car je tenais à ce qu’ils sachent prononcer parfaitement les mots « Cynthia », « cycle », « cycliste » et « cylindre ».
A un moment donné, quelqu’un avait oublié son livre… J’ai cru que j’allais devenir fou ! J’étais prévenu mais je ne m’attendais pas à autant d’insolence. Bougre ! Et dire que j’avais le pouvoir de leur filer des devoirs et de leur coller des punitions.
Peu importe, on a bien ri pendant ces quarante minutes de folie pure absolument dingues, et quand la cloche a sonné j’ai surpris des larmes dans tous les yeux. Au lieu de quitter la classe en trombe comme le ferait n’importe quel élève normalement constitué, ils sont restés pour me demander mon prénom et mon nom de compte facebook. J’étais soulagé que ce soit fini car mon plan de cours arrivait à son terme et je ne savais plus trop quoi leur apprendre à part les gros mots (ils m’ont quand meme dit « salaud » en partant).
Les élèves ont fait de très bons retours sur mon cours et je suis revenu le lendemain. Un étudiant m’a arrêté dans le couloir pour me demander s’il pouvait remplacer son option « hindi » par l’option « français ». Ca fait partie des petites joies du métier. Les petites peines, quand on a des élèves aussi adorables que ceux-là, viennent de l’administration : pas pressée de m’offrir un statut, elle ne s’est même pas démerder pour me garantir une salle de classe à coup sûr. Pour mon dernier cours j’ai récupéré les élèves dans les escaliers et j’ai donné ma leçon dans le parking, une sorte de cours dialogue-échange-questions-réponses : 80% d’entre eux ont vite compris que ce n’était pas obligatoire d’y assister. Ceux qui sont restés, les plus courageux, étaient pourtant d’une timidité de porcelaine : impossible d’obtenir d’eux qu’ils me posent des questions originales sur le sexe ou sur la drogue, et même au sujet de la France, ils sont restés très conventionnels.
Bref, je ne suis pas retourné au College Wilson depuis le cours du parking, j’attends que l’administration m’offre un statut plutôt que d’avoir à me taper trois heures d’aller-retour en cage pour rien quand ça lui chante. Mais très bonne expérience jusque là. Les étudiants Indiens sont exemplaires, ils sont volontaires pour étudier, on leur a appris très jeunes à respecter leurs professeurs, et ça les enfants, c’est très important !
Salut Nabolo!
J’adore m’abreuver de tes nouvelles :)
Etant moi-même professeur de français au Brésil je peux confirmer que le début n’est pas des plus facile :) surtout face à des élèves n’ayant jamais vu/entendu/lu de français dans leur vie ! (
alors qu’en général il y’a souvent des mots français incorporés dans leurs vocabulaire).
Les premiers cours sont les plus difficiles ! après c’est finger in the nose!
J’espere qu’outre ta carrière de super star bolliwoodienne(tordant de rire) tu pourras continuer ta carrière de nabolo prof’ ^^ car c’est une expérience fantastique!
Je te souhaite bon courage !
Chapatouille
ps: astuce pour éviter de respirer les parfums élaborés de tes concitoyens, pourquoi ne pas utilier un mouchoir parfumé? après tout, tu es européen; et ça fera plus élégant ^^ !
Je te souhaite sincèrement de
couille-bite-couille ! :-)
moi rien que pour avoir la joie de nous le raconter, je l’aurais écris au tableau, plutôt 10 fois qu’une !!! ;-)
Bravo Nabolo, quelle expérience ! :D
Ben, si on te demande tu n’as qu’à dire que leur odeur est des plus douces et agréables mais que malheureusement ton odorat est bien trop sensible xD
Ou alors tu prends un masque comme chez nos amis asiatiques, mais la euh, je suis pas sur de leur réaction :O
Sinon tu peux te mettre du vicks à la base des narines, comme quand on dissèque des cadavres^^
Quel humour! sacrée prise de distance! Succulents instants pr le lecteur et probablement pr l auteur.Merci pr cette bouffée de sensations.Vive la dérision ds la joie;Alleluia.