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Je n’ai d’yeux que pour moi | Jay WorldMan

Une nouvelle tirée du recueil « Transports en commun ».


J‘étais prévenu. Le médecin m’avait prévenu. Mais ça fait tout de même un choc de se réveiller, d’ouvrir les yeux et de rester dans le noir.

J’avais douze ans quand mes problèmes de vue ont commencé. Rien de grave au départ, médicalement parlant. Mais je suppose que c’est toujours grave, pour un enfant, d’apprendre qu’il doit porter des lunettes. Sauf pour Sam’ peut-être, mais c’est différent : elle en a toujours portées, elle ne se rappelle pas son visage sans.

J’ai traversé le collège avec mes lunettes sur le nez, en espérant que ça s’arrangerait. Je n’étais pas le seul à en porter, loin s’en faut ! C’est comme si une épidémie s’était répandue. Je comptais le nombre de mes camarades qui souffraient du même mal : la grande majorité.

Bizarrement, on n’a jamais parlé de nos problèmes de vue entre nous. Etaient-ils si ordinaires que ça n’en était plus ? Ma copine Sam’, ma confidente, ne savait pas ce que c’était que d’y voir clair et ne s’en est jamais plainte.

Le matin, souvent, mes yeux endormis se réveillaient lentement et j’espérais que l’effet curateur de mes lunettes leur permettrait de raffermir le contour de ces posters dont j’avais parsemé ma chambre.

J’ai espéré comme ça tous les matins. Mais tous les matins c’était pire. Plus je portais mes lunettes, plus j’avais besoin d’elles. Idem pour les lentilles de contact qui les ont remplacées. Parfois la différence d’un jour à l’autre était insignifiante, mais j’avais toujours l’impression qu’un pixel s’était échappé. « Hypocondriaque », c’est l’adjectif que ça me valut.

Sam’ ne me comprenait pas. Elle disait que ça ne servait à rien de se miner pour quelque chose contre quoi on ne peut rien. C’était une vérité tellement glaçante, tellement désespérante que je me décidai à faire tout ce qui était possible pour améliorer mon état, des exercices musculaires qu’on exécute en fixant son index au traitement quotidien par collyres sans compter de fréquentes visites chez l’ophtalmologiste. C’est lui qui m’a prévenu que la fuite des pixels ne s’arrêterait jamais.

Aujourd’hui j’ai vingt-deux ans, et je n’y vois plus rien.

***

Les derniers pixels ont disparu par groupes de plus en plus nombreux. De sorte qu’ils ont réussi à me prendre par surprise ce matin là, quand j’ai ouvert les yeux inutilement.

L’angoisse m’a assaillie… et bizarrement, comme il ne se passait rien de plus, elle est partie. J’avais souvent fait l’expérience lorsque j’y voyais encore : je fermais les yeux en m’imaginant ne plus jamais les rouvrir. Il y avait d’abord un sentiment de perte d’équilibre, de vulnérabilité, puis les autres sens prenaient le relais.

Il faut être positif, toujours : ça ne sert à rien de se morfondre sur des choses contre lesquelles on ne peut rien…

Alors c’est ça d’être aveugle ? ai-je pensé. C’était presque plus agréable que de voir à moitié. Je me suis levé, j’ai fait quelques pas en tâtonnant : je retrouvai mon chemin. Un premier succès ! Aussitôt j’appelai Sam’ pour le lui faire partager. Nous parlâmes longtemps. Elle était curieuse de savoir comment je me sentais. En un mot : guéri. Guéri et libre ! J’étais un « handicapé », je n’avais plus rien d’autre à faire que de m’occuper de moi. C’est étrange me suis-je dit : a quoi m’occupais-je donc avant ? A quoi s’occupent les autres ?

J’ai mis de la musique partout dans la maison, avec des parfums. J’ai commencé à apprendre le braye. La troisième étagère que je pris sur le coin de la figure me convainquit d’adopter un chien : un doux labrador qui ne put rien contre les étagères mais en compagnie duquel je n’hésitais plus à me promener en ville.

J’avais une canne aussi, que Sam’ m’avait offerte. Une blanche lui avais-je demandé ? Oui m’avait-elle assuré, avec des pois noirs. C’était sans doute la vérité : Sam’ ne dramatisait jamais, et j’étais content qu’elle me poussât à suivre son exemple. Tout était tellement plus facile comme ça.

***

Avec Sam’, nous avons entrepris de mettre à profit mon nouveau handicap. Il y avait plein de nouvelles choses à essayer. Comme la cuisine par exemple.

Souvent, Sam’ venait cuisiner chez moi. Au début c’était pour rire : elle me passait des ingrédients en pouffant et refusait toujours de manger ce que j’avais préparé. Elle avait raison dans un sens : ça n’était pas très bon. Mais je m’évertuais à lui faire croire le contraire et nous finîmes par prendre goût aux saveurs extraordinaires qui sortaient de mes fourneaux, à en rechercher d’autres, à mélanger des mets qui, de prime abord, peuvent sembler difficiles à conjuguer… Le camembert et le chocolat par exemple. Les gens ont trop de préjugés.

A ce propos d’ailleurs, moi qui ai toujours été un peu raciste (quoique Sam’ prétendît le contraire) je l’étais beaucoup moins depuis que je n’y voyais plus. Sam’ ne se privait pas de me le faire remarquer, lorsqu’elle me décrivait ces gens avec qui nous sympathisions dans la rue et dont les origines, d’habitude, provoquaient  chez moi la méfiance. Ça devenait de plus en plus ardu de se considérer comme raciste dans ces conditions. J’en conclus que je ne l’étais peut-être pas, ou plus.

Nous passions beaucoup de temps dans la rue. Moi plus encore que Sam’ qui, comme elle y voyait, continuait à travailler. Je travaillais aussi, à ma manière, en vendant un peu de bonne humeur aux gens.

C’était une idée de Sam’ au départ. Elle m’avait planté à un carrefour avec ma canne blanche à pois noirs, une casserole à la main, GPS aux pieds (GPS c’est mon labrador) et, autour du cou, une pancarte qui disait sur une face « WAHOU ! Que vous êtes belle ! » et sur l’autre « Il faut voir la vie du bon côté ! ». Prise d’une véritable frénésie créatrice, Sam’ s’était jurée d’inventer un millier de slogans. En tout cas ceux-là finançaient nos expériences culinaires et me permettaient de passer du temps dehors, à parler avec les gens.

***

Il y a encore plein de choses que nous avons essayées. Grâce à ma cécité, tout était prétexte à rire ! J’ai adoré apprendre à jongler à l’aveuglette : ça me donnait l’impression de voler. A tel point que, souvent, je tombais.

Parfois, Sam’ m’emmenait au cinéma voir des films d’horreurs, spectacle qu’elle redoutait d’affronter seule. Le fait de m’entendre ronfler à côté d’elle la tranquillisait beaucoup : j’avais beau essayer de suivre, c’était sans succès ou carrément ennuyeux. La structure d’un film d’horreur apparaît trop clairement à qui ne fait qu’entendre. Au début des gens rient, s’amusent. Puis ils sont confrontés à un problème, ils s’inquiètent. Ensuite ce sont de grandes plages de silence ponctuées de notes hypersonores ou de cris.

Sam’ m’a embrassé à la fin de « Saw », lorsque le Dr. Lawrence Gordon utilise sa scie à métaux pour découper son pied. Nous sommes rentrés chez moi, nous avons fait l’amour.

Faire l’amour avec Sam’, c’était comme recouvrer la vue. Sans doute parce que, de toute ma vie, je n’avais jamais fait l’amour que dans le noir, et que les sensations, les repères, étaient restés les mêmes malgré mon handicap. Ce qui était neuf, c’est ce qui se passait à l’intérieur, et qui était invisible pour nous deux.

J’adorais faire l’amour avec Sam’. C’était comme y voir aussi bien qu’elle, en même temps qu’elle. Nous l’avons fait le plus longtemps possible. Et puis un jour, les pixels sont revenus.

***

Au départ j’ai gardé ça pour moi. Comme par peur de les voir disparaître à nouveau si je révélais leur présence. Les pixels sont restés. Ils se sont agglutinés au point que j’aie devant moi un grand espace éclairé, avec des couleurs, plus ou moins floues. Ce qui me perturbait beaucoup, c’est que cet espace était toujours là. Je veux dire qu’il m’était impossible de le faire disparaître, même en fermant les yeux. Et il bougeait sans arrêt : lorsque je passais la journée allongé sur mon lit à attendre le retour de Sam’, les couleurs changeaient, tournaient et virevoltaient sans que j’y puisse rien.

Heureusement, le soir, pour je ne sais quelle raison, j’avais un répit et je parvenais à m’endormir après que nous avions fait l’amour.

A force, bien sûr, j’ai fini par me confier à Sam’. Elle était tout excitée à l’idée que, peut-être, ma vue revenait. Elle m’encouragea à aller voir un médecin, mais je n’avais plus confiance. J’y allai tout de même, sur son insistance.

La séance fut une répétition de « Et là qu’est-ce que vous voyez ? » et de « Hmm hmm… » énigmatiques. Le médecin m’expliqua que, bien que j’aie vu des couleurs, elles ne correspondaient pas aux stimuli visuels qu’il avait provoqués… Qu’en fait, j’étais toujours aveugle, mais que c’était bizarre.

Quand je lui racontai mon entrevue, Sam’ dit que ce qui était bizarre, c’était le médecin. Elle m’emmena chez un autre médecin, de sa connaissance cette fois, et je passais les tests avec beaucoup plus de succès. Je compris pourquoi lorsque nous rentrâmes.

Contrairement à l’accoutumé Sam’ avait rejoint le lit avant moi.

–  J’éteins ! cria-t-elle alors que je me rafraichissais dans la salle de bain.

Un voile noir s’était posé sur mes yeux.

–  Rallume Sam’ ! avais-je à mon tour lancé au hasard des échos du couloir.

–  Pourquoi ?

–  Rallume s’il te plait !

La lumière était revenue. En me concentrant, je reconnaissais même notre chambre. C’était par les yeux de Sam’ que je voyais.

***

Le phénomène tenait du surnaturel. Mais au fur et à mesure que les jours passaient, il ne faisait plus aucun doute.

Je voyais de mieux en mieux. Lorsque Sam’ était absente, ça avait tout du calvaire : marcher en voyant autre chose que ce qui est devant soi ! Mais lorsqu’elle était à mes côtés, lorsqu’elle me soutenait par le bras, c’était de nouveau comme avant. Nous regardions ensemble dans la même direction, je voyais ce qu’elle voyait, et surtout, je le voyais de la manière qu’elle le voyait. Si nous regardions la télévision, son regard était ouvert, comme un grand bocal rempli d’eau qui n’aurait pas de fond. Les images y plongeaient puis disparaissaient une à une. Lorsque nous allions au parc, sous la chaleur de l’été, son regard se voilait d’une sorte de douceur rêveuse et sucrée. Si nous marchions dans la rue au contraire, j’avais l’impression d’assister à une séance de diapositives, image par image, des dangers à éviter ou des rues à emprunter.

Lorsqu’elle me regardait enfin, il y avait quelque chose d’indescriptible, une sorte de chaleur visuelle, déchirante et bienveillante à la fois qui enflammait le fond de sa pupille. Le décor disparaissait pour me laisser, seul, beaucoup plus aimable et beau que je l’ai jamais été dans mon souvenir. Si d’aventure elle ouvrait les yeux en m’embrassant, j’avais le sentiment de m’embrasser moi-même.

***

Pour Sam’ et moi, la vie prenait un nouveau tournant. Sam’ avait quitté son travail pour m’assister et aider à mon rétablissement. Il fallait que ma vue revînt ou que je m’habitue à la sienne, sans quoi je serais condamné aux nausées perpétuelles que me causaient cette substitution.

Comme d’habitude, nous avons voulu aborder cette nouvelle épreuve avec tout ce qu’elle apportait de positif, comme par exemple, nos parties d’un cache-cache inédit : elle se cachait, yeux ouverts, dans la maison, à moi de trouver où selon l’angle de vue et les meubles que j’y reconnaissais.

Nous passions toujours beaucoup de temps à faire l’amour, dans le noir évidemment.

Lorsque nous avions notre content d’ébats, je me collais à elle, la joue contre la joue, et nous tournions la tête ensemble pour que j’aie la sensation de voir les choses par moi-même, comme avant.

Quand j’étais fatigué, Sam’ acceptait de jouer les aveugles. Elle se mettait un foulard sur les yeux et je retrouvais la cécité à laquelle je m’étais habitué. J’aimais aussi que Sam’ partageât un peu de mon expérience.

Un jour Sam’ m’annonça qu’il n’y avait plus d’argent et qu’elle devait retourner travailler.

***

Ce fut très dur. Non seulement Sam’ me manquait mais toutes ces images qui défilaient dans ma tête tout au long de la journée me causaient des douleurs atroces. Je ne pouvais rien faire d’autre que de rester allongé. Je me sentais seul même si je trouvais un peu de réconfort auprès de GPS qui demeurait avec moi. Certes, Sam’ n’était pas loin, sous mes yeux pour ainsi dire, et je suivais tous ses faits et gestes. Mais ça me rappelait qu’ils n’étaient pas les miens : j’avais la sensation d’être enfermé dans une vie dont je ne contrôlais aucun des évènements. Ma frustration se focalisait sur ce qui échappait à la vue de Sam’, sur ces angles qu’elle ne regardait pas.  Aussi, lorsqu’elle rentrait, fatiguée, du travail, je multipliais les recommandations. Je la suppliais de regarder à gauche et à droite sur le chemin, de s’attarder un peu plus sur telle affiche publicitaire, dans le métro.

Si j’avais fait plus attention, j’aurais vu que le regard de Sam’ changeait. Il était moins coloré en général, et beaucoup moins en me voyant.

***

Les semaines passèrent, les mois. J’étais toujours plus exigeant. Je mettais son foulard à Sam’ dès qu’elle rentrait.

Un jour, GPS s’est enfui. Je m’en souviens parce que c’était la première fois que Sam’ pleurait. Et moi avec elle, ou à travers ses yeux en tous cas.

C’est là que je me suis rendu compte qu’il n’y avait plus que du noir et du blanc. Dans la maison, dans la rue, c’était partout pareil. Un gigantesque damier aux allures de toile grise pour peu qu’on l’eût regardé en surplomb. J’ai pensé que ce n’était pas normal, j’ai voulu en parler avec Sam’ mais nous étions en froid. Alors j’ai fait mon possible pour lui porter un peu plus d’attention, pour lui faire moins de reproches sur sa manie de tourner la tête trop vite ou de la secouer en riant.

Les choses se sont améliorées petit à petit. La couleur est revenue. Aux heures les plus bariolées, les yeux de Sam’ s’arrêtaient toujours sur le même homme, mais ce n’était pas moi.

***

Sam’ le voyait presque tous les jours maintenant. De plus en plus, la couleur revenait.

Elle savait que je savais. Je le sais parce que, souvent, elle détournait la tête quand il lui parlait. Dans ce cas la lumière émanait de l’angle mort en éclairant le plancher.

C’est moi qui avait demandé à Sam’ de courber la tête, le plus possible : voir le plancher ou le trottoir défiler m’était moins douloureux que ces sursauts de caméra qui partaient en tous sens. Mais lorsqu’elle regardait le plancher ces fois là, ce n’était pas pour me faire plaisir, c’était pour me mentir. La salope. Comment pouvait-elle s’imaginer que je ne savais pas ? C’était impossible. Elle le faisait parce qu’elle savait que j’aurais voulu voir, le voir, celui qui dégageait toute cette couleur. Lorsqu’elle me regardait désormais j’étais terne, gris, sans vie. Mes traits étaient grossis au charbon de bois. Au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de chez nous, les couleurs fuyaient, comme jadis mes pixels. Le vert des arbres se cachait dans l’ombre des réverbères, le bleu du ciel palissait comme un enfant malade.

Ce soir quand elle est rentrée, elle m’a regardé dans les yeux. Ça m’a dégouté. J’étais hideux. En me voyant en face, j’avais l’impression de parler à une sorte de vampire couvert de moisissures.

Ça ne pouvait pas être la réalité. De nouveau, elle me mentait avec ses yeux. Ça m’a énervé. Mais je m’en voulais autant qu’à elle. J’ai frappé mon image. L’image a remué dans tous les sens, tangué, vibré, elle n’arrêtait pas de bouger. Soudain, elle a radicalement blanchi en retrouvant un peu de fixité. Un rideau de couleur rouge est tombé sur moi. J’avais toujours cette même apparence hideuse, ni honte ni regret dans mes yeux morts. Alors j’ai encore frappé, frappé, mais cette image ne m’a plus quitté.

FIN