C’en est fini du sud du Sri Lanka : je pénètre à présent dans la partie NORD de l’île, froide et glacée comme l’hiver.
Anuradhapura Sri Lanka
Au fur et à mesure que je m’éloigne de Negombo pour me rapprocher d’Anuradhapura, capitale historique du pays, les noix de cocos s’arrondissent et les cocotiers se ratatinent, signe indubitable que je me rapproche du pôle.
Après de longues heures de voyages, c’est la routine habituelle : je sors du bus mais… il fait toujours aussi chaud ; feinte à gauche, feinte à droite, j’esquive les chauffeurs de touk-touks ; j’avale en pleurant un rice-curry & curry dans le premier resto ; enfin je négocie un rickshaw deux fois moins cher que je ne l’aurais fait vingt minutes plus tôt, direction : une auberge. Il s’agit en l’occurence de la « Nadeeja Family Resort », du nom du gosse de 12 ans qui m’ouvre la porte et se charge de me traduire de l’anglais à ses parents… ainsi qu’à mon chauffeur de touk-touk, lequel persiste à demeurer parmi nous. Ce dernier semble frappé par la foudre en découvrant que, contrairement à mes dires, je n’ai pas réservé à l’avance. Il n’en aurait rien su s’il ne me collait au cul de la sorte, ce qui est aussi la raison pour laquelle je le lui ai caché. Après la foudre vient la pluie, de questions : Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Et le tonnerre de la vérité :
– S’il vous plaît, arrêtez d’être aussi intrusif…
Lorsque enfin reparaît le beau temps :
– Ah ? Ok.
C’était pas plus compliqué que ça. Je viens d’épargner à mes hôtes le coût d’une commission, ou de blesser un papy gentil comme tout (je penche pour l’hypothèse A).
Dans ma chambre, un garage joliment aménagé, je dépose mon sac à côté du lit, tout propre, et de sa moustiquaire où se jouera bientôt une énième bataille nocturne entre mes prédateurs et leur proie, pour m’emparer d’un des (probables anciens) vélos de Nadeeja qui se trouvent dans la cour. Forçant comme un dingue sur les fragiles pédales de plastique mou, des genoux jusqu’au menton, je pédale, aventureusement, en direction de l’ancienne cité d’Anuradhapura que j’ai parfois entendue comparer, pour la multiplicité de ses pagodes, à la vallée de Bagan, en Birmanie (fidèle lecteur, rappelle-toi !).
La carte que Nadeeja m’a donné est trompeuse, comme à chacune de mes étapes srilankaises : l’échelle est tellement grande et l’île tellement petite qu’en quelques coups de pédales je dépasse les rues que je comptais emprunter… alors pourtant que j’avais la ferme intention de les rendre après. C’est donc un peu par hasard que j’arrive en face de ma première « ruine », ZE temple de ZE arbre Bodhi : cet arbre sous lequel Siddhartha est devenu bouddha (c’est à dire « éclairé ») et qu’on retrouve partout à proximité des lieux de cultes, avec ses fanions et ses lettres de remerciements accrochées aux branches. Le temple dit « de l’arbre », celui où je me trouve, a cela de spécial qu’il y est plantée une branche originale de l’arbre d’origine. Je vous signale qu’on parle là d’une branche de 2.500 ans d’âge, c’quand même pas rien : pour la faire tenir debout, les moines ont installé une grosse structure en métal qui la soutient. Ils ont aussi planté un nouvel arbre, juste à côté, pour faire illusion… Décidément ! Cette branche originale est vraiment fantaisiste !
Abandonnant mon mauvais jeu de mot et mes sandales derrière moi j’avance, sans me retourner. De grands singes blancs à longues queues errent le long de l’allée centrale qui mène à l’entrée. Des singes bruns beaucoup plus grands (mais dont je n’ai pas vérifié la longueur de la queue) chantent un peu plus loin, à l’intérieur du « temple » : en fait une cour à étage au sommet de laquelle s’éparpillent les larges branches du « jeune » arbre bodhi, plus la fameuse branche hyper-sacrée soutenue par ses enchevêtrements de métal.
Je me joins à la foule en prière. Des enfants rient en me voyant. P’tits cons. C’est parce que je suis différent, c’est ça ? Parce que je viens de loin ? Parce que j’ai l’air d’un grand singe blanc, ce qui est aussi la façon dont ma maman indienne m’avait perçu, la toute première fois ? P’tits cons. Je leur jette des pierres, avec les yeux, et des sourires, avec le coin des lèvres, parce que ça m’embarrasse d’être si marrant sans avoir rien fait pour. Enfants mis à part, tout le monde continue de prier. Tout le monde est aussi habillé de blanc, sauf les moines bien sûr, éternellement roulés dans leur beau drapé orange. Tout le monde prie et chante, répétant en chœur les paroles prononcées via haut parleur. Je ne sais pas trop où me mettre, on me regarde quand même beaucoup, et je suis mal à l’aise… Le sarong que je porte est très coloré, tandis que mon t-shirt blanc a viré au gris sous les affres du trajet en bus. Il y a peut-être un truc que je fais pas comme il faut ? Je porte peut-être pas les bonnes couleurs ? Je cherche l’erreur… A moins que je ne sois tout simplement en train de vivre l’aventure d’être une minorité ?
Aux regards s’ajoutent des sourires… Ouf ! C’est bon ! Je peux me joindre à tout le monde puis explorer la cour ; faire un peu semblant de prier comme si j’y comprenais quelque chose.
Anuradhapura, la nuit
Le jour se termine. Imperceptiblement, la foule quitte le temple. Je reprends mes sandales et mon vélo : je suis reparti ! En chemin je croise des pèlerins. Un père me demande l’autorisation de prendre une photo de moi avec sa fille. Il me confie qu’il est bien content que la guerre soit finie, entre autres échanges au sujet du Sri Lanka et de mon séjour ici. Comme quoi elle a du être pesante cette guerre dont il y a si peu de traces dans le sud du pays. Vrai qu’elle a quand même duré trente ans et ne s’est terminée qu’en 2009.
Une dame m’aborde pour me demander d’où je viens. Elle habite en Suède, et elle a un fils « comme toi ! » m’affirme-t-elle, « exactement pareil ! ». Je me demande bien comment elle s’est démerdée (?) mais je profite qu’elle ait engagé la conversation pour lui poser certaines des questions qui me trottent au sujet du bouddhisme, d’autant qu’elle m’affirme :
– Vas-y, tu peux y aller, moi je suis une vraie bouddhiste !
D’ailleurs avant que je lui demande quoi que ce soit, elle m’explique :
– Le bouddhisme c’est :
-
pas boire d’alcool
-
pas tuer
-
pas mentir
-
pas voler
Mais quand je l’interroge sur le rapport avec l’hindouisme et la place que le bouddhisme confère aux dieux hindous elle est soudain très pressée.
Je reprends mon vélo et avance lentement parmi le flot des piétons, en échangeant des milliards de sourires : puisqu’il y a des milliards de gens dans le coin et qu’on leur a tous appris à sourire en retour, il y a de quoi se faire plaisir ! Je me rappelle avoir déjà écrit quelque chose comme ça au sujet de la Thaïlande il y a quelques années… Ben je m’en lasse pas : trop bon. Voilà un vrai chouette truc qu’il serait plus utile d’importer que du thé ou des bananes.
Je quitte la voie pavée pour passer entre les arbres. Non loin, sous l’un des plus gros, j’ai aperçu un groupe de gens assis en cercle. Ils sont tous vêtus de blanc sauf un, brun-orangé. Bingo ! C’est mon moine, mon futur maître à penser ! Celui qui répondra sans faillir à toutes mes questions bouddhisticocentrées !
Je gare ma méga-bécane et je cours me renseigner. Un homme d’âge mûr, le premier sur ma route, me répond : il s’agit bien d’une leçon que le moine leur donne à l’ombre des branches. Mais il ne s’agit ni d’une leçon de théologie, ni de philosophie, plutôt d’une technique de respiration. J’arrive trop tard de toute façon, les gens se lèvent et s’éloignent petit à petit. Mon interlocuteur me présente au moine et joue les interprètes. Je lui explique ma situation : je cherche un prêtre pour m’enseigner un bout de bouddhisme. Pas lui, de toute évidence, puisqu’il ne parle ni anglais ni français… contrairement à ce fichu moine du bus de l’aéroport, rencontré le premier jour (cf: Aventure au Sri Lanka), et que j’ai bêtement laissé filer !
J’enfourche à nouveau ma bicyclette et m’envole, de stupas en pagodes, de pagodes en dagobas, ààààààà bicyclette, jusqu’à parvenir aux abords du lac ou quelques pèlerins font trempette dans le soleil couchant. Imaginerez-vous, chers lecteurs, le sentiment de tranquillité qui s’impose à vous devant pareil spectacle ? Comme tous les problèmes et les inquiétudes paraissent futiles quand on a devant soi un groupe de gens riant et jouant dans un lac plein de couleurs, entouré d’une nature grandiose qui nous émerveille tout en nous insufflant, subtilement, un peu d’humilité ? Saurais-je vous transmettre les odeurs qui me parviennent de la forêt ? Des odeurs de bois, de feuilles, d’encens venues des temples tout proches, portées par la tiédeur de l’air. Les bruits de l’eau, les rires et les cris de joie poussés dans une langue que je ne comprends pas me débarrassent de ce que j’ai de trop, mes soucis, mes souvenirs, mes projets : mon sac à dos.
Me voilà donc un indigène.
Mais la sensation s’atténue. Alors je donne un coup de pédale et je m’enfonce dans la forêt en croisant un troupeau de buffles, des ruines de palais et de nouvelles pagodes abandonnées ou pas. La nuit est tombée, toute noire, il faut bien que je finisse par me perdre.
C’est dans ces occasions que tu comprends toute la différence entre un pays avec ou sans éclairage public.
Au Sri Lanka, quand la nuit tombe, tu pourrais être n’importe où… comme dans un placard à ciel ouvert, une armoire magique. Cette sensation me ramène toujours au « Alice au pays des merveilles » de Disney, lorsque le bois de Tulgey jaillit de la pénombre autour d’Alice et que l’univers se modifie sous ses pas… Je continue de pédaler, mais j’ai l’impression de glisser dans l’espace, bifurquant au moindre signe, à la moindre lumière, fugace, que j’ai cru apercevoir dans le noir. De temps en temps je débouche dans une clairière où flotte une pagode, quasi spectrale, entourée d’un halo de lumière blanche. Pas besoin de panneau pour se rappeler que le lieu est sacré, ce sentiment s’impose à l’esprit.
Plus tard, j’atterris dans la cours d’un « musée » (puisqu’on a entassé là des statues cassées sous une toiture). Comme si c’était normal, un homme en uniforme sort du palais voisin pour m’indiquer une route. Elle me ramènera au carrefour de maisons qui constitue la « nouvelle ville » d’Anuradhapura.
Alors je pédale, mon vélo rouillé couinant dans le tréfonds des bois.