L’autre jour je me baladais dans les Alpes, du côté de Névache (si, ça existe), quand je tombe nez à truffes avec des chiens de traîneau, et leur traîneau (c’est d’ailleurs comme ça que je les ai reconnus). Ni une ni trois, au prix d’un bagou exceptionnel et de plusieurs dizaines d’euros je parviens à négocier une balade au tarif que leur maître m’impose.
Me revoici donc à nouveau et à Névache le lendemain, un endroit que je fréquente habituellement peu, comme la grande majorité de mes concitoyens. Mais ce matin il y a foule à Névache : trois types et une meute de chiens que j’entends longtemps avant de les voir, hurlant dans les entrailles du massif montagneux où la neige, blanche et scintinabulante, étend son froid manteau d’argent… putain mais Muses ! Muuuuuuses !! Ne me laisserez-vous donc jamais en paix ?!
Je me gare avec classe, ce qui vaut la peine d’être mentionné vu que je n’ai mon permis de conduire des voitures que depuis peu et qu’il faut de sacrés réflexes pour rattraper une machine équipée d’un moteur à explosion qui s’en va toute seule sur la glace parce qu’on a oublié le frein à main. Il y a de quoi rassurer mes accompagnateurs : je maîtrise l’automobile, alors le traîneau !
Fred, le chien-de-trainailleur à qui j’ai parlé la veille, vient me donner le bonjour et m’emmène jusqu’aux chiens qui me sont dissimulés par un monticule de neige marquant le début de la piste. Nous dépassons une grosse remorque de métal, semblable à une large boîte plate équipées de petites portes. Fred ne se déplace donc pas toujours en traineau : c’est là-dedans qu’il transporte ses chiens. Il en a une bonne vingtaine, découvre-je en enjambant le monticule. Ils sont attachés en ligne, le long de la piste et d’une grande chaîne métallique. Chacun a sa gamelle à eau devant lui et tous hurlent à la mort, les uns après les autres… Ils hurlent à mort, aussi.
– Les chiens font tout par émulation, m’explique Fred.
– Sérieux ?! m’étonné-je, n’ayant jamais songé plus tôt que c’était la peur qui les faisait courir.
– Non, pas « émasculation », « é-mu-la-tion », me reprend-il, lisant dans mes pensées pour les besoins de ce dialogue fictif.
Emulation ? Putain mais qu’est-ce que c’est encore que ce mot de spécialiste tiré de derrière les fagots ? Est-ce que moi j’utilise « anticonstitutionnellement » quand je parle, au prétexte que je sais ce que ça veut dire ?! Alors bon, un peu de modestie quoi, merde !
Forcément, ce connard de Fred sourit intérieurement quand je lui demande « ce qu’il entend par là ». Non parce qu’y a des nuances au mot « émulation », t’as-vu, alors j’ai besoin de précision, en tout bien tout honneur.
– Emulation ? répète-t-il comme si de rien n’était (réaction typique des gens qui aiment à étaler leur vocabulaire spécialisé – je les hais). Emulation ? Eh ben c’est comme pour toi si tu fais un jogging avec un ami : ça te motive de voir que l’ami court à côté et tu cours plus vite. Les chiens c’est pareil, ils font tout par émulation. Là y en a un qui a aboyé, du coup ils aboient tous…
Effectivement, bien qu’un type qui court, et même si c’est un ami, ne me donne pas systématiquement envie de courir (mais passons).
– Le grand chef de meute, ajoute Fred, poursuivant ses explications, c’est moi. Après moi y a un sous-chef, parmi les chiens… Mais en fait on parle pas de meute : on n’est pas comme dans la nature avec un male et une femelle alpha. Là non, y a le groupe, c’est moi le boss, c’est moi qui décide des accouplements, etc. Par contre faut bien comprendre que le traineau, c’est leur vie aux chiens… [regard inquisiteur] Non parce que y a des gens des fois qui me font des remarques là-dessus…
Mais ce ne serait pas mon cas, l’assuré-je, à moins qu’il se comporte anticonstitutionnellement : les chiens m’ont l’air très satisfaits de leur profession et il ne me viendrait pas à l’idée de les plaindre, même si je me demande ce qu’ils peuvent bien foutre en été…
– Oh en été ils font pareil, intervient Fred (qui décidément lit dans les pensées), mais avec des vélos. Et là t’as plus besoin de pédaler, même en côte !
Dans ces moments-là on dirait qu’il me parle de sa bagnole tunée. Fred passe ensuite à la présentation individuelle des toutous. Beaucoup ont les yeux bleus ou vairons.
– Note qu’il y a une différence entre les chefs de groupes et les « leads », m’informe-t-il, ceux qui sont en pointe du traineau. En fait la position sociale n’a rien à voir avec leur job niveau traineau. Le lead c’est l’émulateur, celui qui entraine tous les autres et qui connait les directions : il est capable de reconnaître « droite », « gauche » et « tout droit » à la voix. Les plus costauds sont près du traineau, ce sont ceux qui tirent le poids dans les virages.
J’ai pas réussi à retenir le nom de chaque clébard mais en voici quelques-uns : Dexter, Dalton, Blek, Balto, Espoir, Matuk… Très peu de « Pierre » et de « Jean » donc.
Fred m’explique aussi qu’il y a là quatre races de chiens de traîneau.
– Il y a là quatre races de chiens de chiens de traîneau.
Mais une fois de plus j’ai pas pu tout retenir, sinon que ces races ont été créées sur sélection par des chasseurs inouïs qui vivaient dans la neige pendant des siècles et des siècles. Et les chasseurs inouïs sont très bons, forcément. En gros y a des Huskies + des trucs qui viennent directement du loup, plus grands et plus fourrageux que les Huskies + des Huskies croisés avec des trucs qui viennent directement du loup + des « polar express » (classe le nom !) très minces et très nerveux mais qui tirent aussi bien que les autres malgré leur petite taille (à laquelle il ne faut pas se fier insiste Fred). Dalton est l’un de ceux-là : il saute de droite à gauche comme un fou au-dessus de la chaine collective, tandis que les autres se contentent d’aboyer, de creuser des trous dans la neige ou de se battre. Lui n’arrête pas.
On passe ensuite au traîneau, aussi appelé luge, même si ça l’fait moins. La luge est équipée de ce que Fred appelle des « modules », mais je trouve ça un peu over-technique pour qualifier un sac à bagages ; les bouts de skis qui dépassent de dessous et à l’arrière (c’est là que je vais poser les pieds) ; et la barre d’en haut où je vais poser les mains. Il y a aussi deux sortes de frein : un frein à « grosse neige », plaque de métal qui enfonce ses dents dans la neige lorsqu’on appuie dessus avec le pied, et un genre de carré de tapis avec des crampons en plastique, pour freiner sur neige peu épaisse ou juste partiellement.
Enfin nous abordons les choses sérieuses avec l’équipementage des chiens… Toute une technique : on leur enfile le harnais autour du cou dans un sens particulier, puis on fait passer les pattes, une par une. A un moment donné de la manœuvre, pour passer le collier, on doit détacher les chiens de la chaîne et bien les tenir avant de les y rattacher. Ils sont tellement surexcités ! D’ailleurs l’un d’eux s’échappe lors de l’opération (je n’y suis pour rien) qui cavale à toute vitesse, droit devant vers la montagne, sous les aboiements jaloux de ses congénères. Le fuyard revient les narguer un p’tit coup puis s’éloigne à nouveau ; tire la langue, dresse les oreilles, sautille, revient, repart… Les autres aboient de plus belle et je les comprends, c’est vrai qu’il est énervant.
Avant d’attacher les chiens de traîneau à mon traîneau, Fred prévient :
– Tu ne lâches jamais ton traîneau et tu freines bien, flexible sur les genoux. Lorsqu’on démarrera tu te mettras bien droit et plutôt penché vers l’avant pour soulager les chiens. Tu peux aussi « patiner » : pousser avec le pied de temps en temps, voire courir à côté du traîneau dans les montées, mais surtout appuie bien sur le frein quand on va te les attacher.
Non mais ça va, merci pour les consignes Fred ! J’ai pas besoin qu’on me les répète quatre fois : je suis un aventurier, merde ! Encore un qui ne lit pas l’EXCELLENT Nabolo-blog…
Fred attache un chien, puis deux puis finalement trois chiens à mon traîneau dont le trépident Dalton en tête : un polar express !!! Et je comprends tout de suite pourquoi Fred a fait le lourd avec son coup des freins : aussitôt harnaché Dalton se cabre de toutes ses forces, soutenu par ses deux acolytes. Ils tendent le câble qui les rattache à mon traîneau et je suis soulevé de terre (de neige ?) avec tout mon appareillage.
– Butin de mer ! Quelle force !
J’appuie à fond sur le frein et des deux pieds, en mettant tout mon poids en arrière… Ils me soulèvent encore ! Ils me traînent sur plusieurs mètres jusqu’à ce que, la neige, s’accumulant sous le frein, on finisse par s’arrêter.
– Ca tire hein ? rigole Fred.
– Ouaip, répond ce type qui a tout vu, tout fait et que je n’arriverai probablement jamais à incarner correctement.
Une fois que tout le monde est équipé (il y a beaucoup de chiens et tous devant s’entraîner, Fred a convié ses assistants à se joindre à nous), Fred donne le départ et c’est parti. Je le laisse prendre un peu d’avance ce qui déchaîne Dalton, bondissant de plus belle comme un vers de terre qui se serait brûlé les couilles. Je lâche le frein et sans atteindre, c’est parti ! La piste monte pourtant, et elle n’est pas « faite », c’est-à-dire que le traîneau de tête, celui de Fred, est en train de la faire. Je suis dans ses traces. Malgré cela nous avançons à toute allure. Surplombant la vallée et ses arbres blancs. Des ribambelles de flocons dansent un peu partout dans le ciel et les chiens, occupés à courir, ont finalement fermé leur gueule : je peux enfin écouter la neige tomber. Moment de bonheur !
Après ce brillant départ, Fred nous oblige à des pauses régulières. Peut-être pour laisser récupérer les chiens ? Les miens n’aiment pas s’arrêter en tous cas… Même s’ils commencent déjà à perdre de leur superbe. Il faut dire que la route continue de monter. Ça fait partie du plan de Fred qui veut d’abord les « fatiguer ». Seulement comme on n’a plus d’élan c’est moi qui suis obligé de courir à côté du traîneau ou de « patiner » pour aider ma bande de flemmards. Je m’attendais pas à un truc aussi physique ! Les choses s’arrangent lorsqu’on retrouve le terrain plat. Mais contrairement aux films de Disney (je parle des petits budgets qu’on voit jamais au cinéma), les chiens ne tirent pas le héros de l’histoire à 70km/h d’Ontario en Alberta (les joueurs de « Risk » savent de quoi je parle). Je suis un peu déçu. Je ne peux pas non plus profiter du paysage, étant trop occupé à conduire. En fait j’ai presque l’impression d’être de corvée de promenage de chiens plutôt que de me faire promener par eux. Je m’étais imaginé à tort qu’ils feraient tout le boulot mais l’expérience est différente : c’est une sorte de coopération homo-canine (avec traîneau interposé) pour essayer de traverser l’hiver. La montagne est vide, à part nous, ce qui fait que nous sommes potentiellement peut-être légèrement en danger (genre si les téléphones marchent pas) (mais hélas ils marchent) ce qui m’aide à me convaincre que seule une collaboration étroite avec mes trois champions peut me permettre de m’en sortir vivant, que je suis un aventurier en péril quoi. Et ça me console du fait que je doive courir à côté d’eux la moitié du temps.
Résultat, à mi-parcours : ils sont calmés ! On ne les entend plus beaucoup et même si Dalton continue de protester à chaque fois que je m’arrête pour éviter de dépasser le traineau de devant, on va plus vraiment pas à la vitesse du son. Mais c’est plutôt normal finalement, vu le gabarit des chiens (et ma carrure d’athlète). Tout change sur le retour au moment de la descente, alors là c’est le grand schuss dans le chemin bordé de sapins et jusqu’à l’arrivée. Je m’inquiète un instant que mon traineau rattrape les chiens, fatigués, mais non, mes petits tiennent la distance ! Seulement je peux vous dire qu’ils font moins les malins à l’arrivée qu’au départ. La première chose qu’ils font, après que je les rattache à leur chaîne, c’est de chier et de pisser partout, puis de se laisser tomber dans la neige et de dormir, une fois roulés en boules pour ceux qui en ont encore la force. Silence total dans la garderie, finis les aboiements. Il y en a un qui me fait mourir de rire quand je vais lui enlever son harnais : il est tellement épuisé qu’il ne bouge plus d’une oreille et je dois le soulever tout entier par la peau du cou pour le déséquiper. Je croirais qu’il est mort si sa langue ne frétillait comme un poisson qui se serait brûlé les couilles (j’ai bien aimé ma métaphore de tout à l’heure avec le vers de terre).
Avant de partir, je dis au revoir à tous, y compris au petit chien du traîneau de Fred qui décidément ne ressemble pas aux autres. Fred m’explique :
– Oh ça c’est ma chienne, pas un chien de traîneau Mais elle est tellement excitée à chaque fois qu’elle voit les autres faire qu’elle a appris le métier, elle connait les directions, etc. Alors pour lui faire plaisir je la mets en lead de temps en temps.
Une amatrice passionnée quoi. Fred détache les chiens deux par deux pour qu’ils retournent dans leur grande remorque-boîte à chiens de traîneau avec ses compartiments pour deux. Je pars en klaxonnant, mais plus personne n’aboie.
En conduisant, seul, au volant de ma bagnole, un brin d’herbe au coin de la bouche, le coude sur ma fenêtre ouverte sur la montagne, je me dis que le Canada n’est pas si loin… *
*Je me dis aussi que je ferais bien de fermer la fenêtre parce qu’on se les gèle au Canada.