Voici un article qui aurait du être un des tous premiers du Nabolo-blog. Je le publie avec un an de retard… Parce que c’est maintenant ou jamais. Vous me direz s’il mérite ou non le qualificatif d’excellent, nécessaire à sa présence dans les excellentes pages de cet excellent blog.
Pour certains, la « Hollande » rime avec tulipes, moulins, sabots, red district ou marijuana… Pour de très rares autres (à ce jour du moins) elle rime avec rugby. Je fais partie de ces derniers, « par hasard », c’est le cas de le dire. Voilà comment les choses se sont passées :
Juillet 2004, j’apprends que malgré mon dossier universitaire pourri, ma candidature Erasmus a été retenue parmi l’élite d’une foule de cinq candidats. Je poursuivrai donc mes études en septembre à Maastricht, aux Pays-Bas.
Août 2004, je fouille la Louisiane à la recherche des Cajuns. Dans une auberge de la Nouvelle Orléans, je sympathise avec deux Français en plein road trip, pourvus d’une voiture, à laquelle vont bientôt se joindre deux Hollandaises rencontrées elles aussi à l’auberge et qui vont, en septembre, à la même université que moi.
Septembre 2004, arrivé aux Pays-Bas je suis accueilli chez mes amies, le temps qu’une chambre en guesthouse se libère. Elles m’emmènent dès le premier soir au « Shamrock Café », où je fais la connaissance d’une équipe de rugby qui est aussi une association universitaire, ou plus exactement une « fraternité » selon un concept qui n’existe pas en France.
2004-2005, je passe une année à me soûler la gueule (et non pas les pieds) en jouant au rugby, échappant miraculeusement au destin tragique de ces étudiants Erasmus qui sont enfournés dans des bars sans joie dès leur arrivée, par le truchement d’associations étudiantes que lesdits bars sponsorisent.
2005 etc., Ayant quitté les Pays-Bas je garde le lien avec l’équipe des « Maraboes ». Nous nous réunissons notamment tous les troisièmes week-ends de septembre.
Voilà pour l’enchaînement logique des évènements. J’aurais pu faire plus court, mais un vrai philosophe de l’Aventure doit avoir conscience qu’il vit des aventures (sans quoi il n’en vit pas) et les partager avec ceux que ça intéresse, tout en se taisant devant les autres (sans quoi il est balourd).
Les Maraboes, en tant qu’équipe de rugby et surtout en tant que fraternité, ont un fonctionnement interne qui paraîtra exotique à n’importe quel étudiant Français. Leur vie de groupe est régie par un règlement d’autant plus complexe à mes yeux qu’il est rédigé en hollandais, et qu’aucun de mes coéquipiers n’a jamais voulu me le traduire, prétextant que j’apprendrais à la dure, s’il le fallait, et il le fallut.
Une des règles les plus populaires, je la cite à titre d’exemple, c’est celle qui consiste à remplir de bière la chaussure droite du maladroit qui aurait cassé un verre : on la lui porte ensuite au menton, à l’entrejambe et à la bouche tout en chantant des chansons. Lui doit la vider sans en renverser, sans quoi il en boit une deuxième, et le plus rapidement possible.
Il y a beaucoup d’autres règles, comme l’interdiction de pointer quelqu’un du doigt (on le fait avec le coude) ou d’employer les noms et surnoms de l’assistance alors qu’un « jeu à boire » est en cours. Bref, même pour les plus aguerris d’entre nous, une fois l’heure avancée et les premiers verres vides, il devient très difficile de respecter le règlement, ce qui est la raison même de son existence (je n’en ai cité ici que les règles les plus softs, mais en vérité ça va beaucoup plus con).
Quant au « Shamrock Café », c’est notre maison : un pub construit par l’un des plus éminents de nos membres, mais pas une éminence grise, vous pouvez en être certains.
Si je vous raconte tout ça, c’est parce que c’était la première fois que je voyais quelqu’un en feu, il y a de cela un an, lors de la dernière réunion à laquelle j’ai participée. Je voulais vous en décrire le contexte.
Troisième week-end de septembre 2009 donc, nous étions réunis pour nos retrouvailles annuelles. J’ai été frappé par les changements de morphologie de mes camarades : en une année seulement, l’un était devenu papa, l’autre avait perdu dix kilos, un autre en avait gagné sept. Je me suis senti d’autant moins jeune lorsque nous avons mordu la poussière contre la nouvelle génération de l’équipe.
Le programme de l’après-midi prévoyait un « survival-day », une activité qui consiste à s’encorder pour descendre des escarpements ou se faire glisser le long d’un fil, du sommet d’un arbre jusqu’au sol. Mes camarades se sont rapidement lassés de cette activité, alors ils ont préféré inventer leur propre jeu…
A chaque fois je m’étonne de me sentir aussi bien parmi eux, car ne parlant pas hollandais, je ne comprends pas la moitié de ce qui se raconte. Mais une fois ivre (ce qui ne me prend que quelques verres de temps) je me sens comme à la maison !
C’est donc avec un regard affectueux mais néanmoins vague, que j’ai assisté au spectacle terriblement drôle de leur nouvelle invention : ils faisaient tourner une bouteille en plastique sur la table pour qu’elle désigne le perdant du bouchon, lequel perdant, à peine la bouteille arrêtée devant lui, serait fouetté au poing qu’il maintenait tendu sur la table, avec une de ces grosses cordes d’escalade dont chacun était équipé. Ca avait l’air de faire mal, à en croire les traces de sang, mais tout le monde riait tellement !
Ensuite nous avons tenu une réunion que je ne relate pas ici vu que je ne comprends rien au hollandais, et à l’issu de laquelle nous avons procédé à une série de votes auxquels je n’ai rien compris non plus, laissant à mes voisins de décider pour moi quand je devais lever la main, pourvu que ce ne soit pas celle qui tenait ma bière : un accident et un rituel de la chaussure sont si vite arrivés.
A la nuit tombée, nous avons chanté tout notre répertoire de chansons paillardes autour d’un feu allumé pour l’occasion. Quelqu’un avait apporté de l’alcool à brûler et nous avons craché le feu, chacun à notre tour. C’est vers ce moment là que Greg, l’Ecossais, a parié qu’il pourrait sauter au travers des flammes de notre feu de joie. Pari tenu et gagné pour Greg, seulement personne n’avait pensé à faire une vidéo… Greg ne s’est pas fait prier pour bondir à nouveau, mais en se prenant les pieds dans une bûche cette fois. Il a donc trébuché (y aurait-il un lien étymologique ?) dans les flammes, d’où il ne s’est relevé qu’un instant plus tard, ses réflexes étant amoindris par l’assimilation d’une quantité de whisky non négligeable, mélangée à de la bière et du spiritueux.
Ca l’a un peu calmé, le Greg, et on l’a beaucoup moins vu en fin de soirée. Lorsque je l’ai recroisé en ville un peu plus tard, son visage dégoulinait de cire hydratante et il avait les bras bandés de toute part. Un état qui ne semblait pas propice à chercher la bagarre avec des inconnus, et pourtant…
Je passe sur toutes les autres péripéties de la soirée, nombreuses et variées, quoi que plus ou moins classiques chez qui abuse des boissons fermentées.
Rentrés tard au Shamrock Café, où j’avais loué un lit voisin de celui de Skip, probablement le plus costaud de mes coéquipiers, nous avons découvert que les autres lits de la chambre étaient occupés par de jeunes touristes non affiliés à notre belle et virile fraternité. Ca n’aurait pas pu nous échapper puisqu’à neuf heures du matin, alors que nous venions de plonger dans un sommeil bien mérité, l’un d’entre eux a pris la liberté de répondre aux appels de son téléphone portable, à voix haute, en se battant les rouflaquettes de ce que ses dormeurs de voisins pouvaient rêver… Alors je suis intervenu pour le remercier de bien vouloir sortir.
Il m’a ignoré.
Je l’ai sommé de bien vouloir sortir.
Il m’a ignoré.
J’ai estimé le champ de mes possibilités d’action pour le faire taire et je me suis recouché en maugréant, jugeant que la bagarre n’en valait pas la chandelle… Ce n’est qu’une fois à plat sur mon matelas que j’ai remarqué le regard de Skip, sous sa couette : il avait les yeux ronds comme des soucoupes, rouges aussi, de sommeil et d’alcool. Tout à coup il s’est redressé, un peu à la manière de Hulk (mais en plus balèze), pour expliquer au jeune homme d’une voix forte et ferme que nous étions tous en train de dormir et que, au nom du respect (très important chez les Hollandais ça, le respect !), il vaudrait mieux qu’il aille terminer sa conversation dehors.
Le jeune homme l’a ignoré.
Après ça s’est passé comme sur Animal Planet : Skip a bondi sur sa proie ; l’a plaqué d’un coup d’épaule bien senti contre le mur et l’a bourré de coups de poings tandis que sa victime couinait en demandant pardon et en promettant de ne plus le refaire… Moment superbe où la justice triomphait ! J’étais au premier plan pour admirer le spectacle, ayant bondi en travers de la route des amis de l’effronté, au cas où ils seraient assez fous pour voler au secours de leur camarade.
***
Quelques heures plus tard, j’ai repassé les ponts de la Meuse pour aller prendre mon train en me demandant ce qui faisait que je me sente si bien au sein de cette équipe des Maraboes dont je ne comprends pas le langage.
Je pense que c’est parce qu’il y règne une simplicité bienfaisante, une franchise permanente qui produit de la force en annihilant le mensonge, les non-dits et les complexes : on n’en a pas au sein de l’équipe, chacun peut y être moche, gros, vulgaire, con, etc., il n’en sera pas moins des nôtres. Nous sommes tous amis parce que c’est le règlement : libre à nous d’y adhérer ou non, mais, en y adhérant, on devient membre du groupe, pour de bon, avec tous nos défauts et toutes nos qualités. Et c’est fascinant de voir, dans nos rapports avec l’extérieur, tout ce qu’on peut se permettre comme écarts ou comme entreprises, sous prétexte que nous nous apportons un soutien inconditionnel. On n’a pas besoin d’être nombreux : même à deux, l’union fait la force, et surtout la différence. Elle fait aussi souvent la connerie, mais qui pratique la philosophie de l’aventure et nie donc l’existence du bien et du mal ne doit pas se soucier d’être con, juste de ne pas le rester.