El Calafate
La Patagonie, vue d’avion, n’est pas pareille que l’Argentine (rappel : des champs carrés). Pour la décrire simplement : c’est un désert sans fin de terre brune, parcouru de serpents de neige que soumet un grand anaconda aqueux, rangeant difficilement ses anneaux de lumière dans un couloir tortueux de végétation claire aux confins des muses, putain, ne me laisserez-vous donc jamais en paix ?! Encore plus simplement : la Patagonie c’est vide, vaste, brun et neigeux (et y a une rivière pas loin de l’aéroport).
Autant vous dire qu’il y a peu de choses à détruire dans le coin, même avec un avion : pas de tours, rien. Au mieux le lac mais faudrait que la CIA ait d’abord foutu des explosifs dedans… Et la CIA ne fait pas ce genre de chose, non elle ne le fait pas. Ça ne m’empêche pas de me faire fouiller à l’arrivée, passer les bagages au scanner géant et tout. D’habitude je suis tranquille (je cache toujours mes bombes dans mes poches – ça coûte une blinde et j’aimerais pas qu’on me les fauche) mais ce coup-ci le personnel de l’aéroport semble avoir remarqué quelque chose. On repasse mon sac au scanner et un agent se porte à ma rencontre :
– Señor, c’est à vous cé sac ?*
– Si… ?**
– Permettez qué ché régarde à l’intériour ?*
– Si…**
(*traduit de l’espagnol / **pas traduit de l’espagnol)
Mais qu’est-ce qui a bien pu biper ? Mon godemichet 1995 dédicacé par Tabatha Cash ? Presque, c’est…
– Señor, qu’est-ce qué c’est qué ça ?
– Euh… C’est une banane ? Ouna banana ?
– Señor, les fruits et légoumes sont interdits à l’impourtacion en Patagonie. Vous devez mancher cette banana ou… LA DESTROUIRE.
Si je m’offre quelques libertés au niveau du dialogue, l’épisode est parfaitement véridique, voici ce que dit l’affiche que je n’avais pas vue, mot pour mot :
« RESPECTER les barrières sanitaires, c’est protéger notre production agricole !
Monsieur le passager : La République d’Argentine possède des régions de production agricole protégées.
Si vous voyagez en Patagonie : Ne transportez pas de fruits, de végétaux, de viandes, de produits biologiques non emballés et approuvés. […] Votre colaboration est très importante pour protéger et maintenir le statut sanitaire de ces régions. En respectant les barrières sanitaires vous contribuez à étendre les marchés pour nos produits alimentaires, tout en garantissant nos emplois et en protégeant la santé des Argentins.«
Sorti de l’aéroport j’embarque dans une camionnette à touristes où la radio joue une musique reggae pour la plus grande joie du conducteur, mais pas la mienne : j’ai comme l’impression de ne pas être où je suis. Et Bob Marley ne m’aide pas à me sentir loin car je l’ai trop entendu partout ailleurs. A part lui, les éléments du dépaysement sont là : la langue argentine, le paysage, spectaculaire, mais ils ne parviennent pas à provoquer chez moi cette alchimie intérieure qui produit le sentiment du « voyage », une grande boisson fraîche aux arômes d’inconnu, de liberté, de bien-être et de découverte. Je le vois venir gros comme une maison : je vais rentrer en France sans avoir le sentiment d’être allé où je suis allé. Avec plein de connaissances nouvelles, d’accord, mais sans le goût : c’est le risque quand on voyage sans préparation dans des endroits dont l’essence est un peu moins évidente à saisir que d’autres… qu’en Inde quoi : où il faudrait se forcer pour échapper au « voyage » ! C’est ma faute. Je suis parti sur un coup de tête, sans lire, sans m’informer sur l’endroit où j’allais qui ne se présente alors que comme un paysage de plus à des yeux qui ont déjà pas mal vu. La beauté d’un voyage est proportionnelle au rêve et au cœur qu’on y a mis : au lieu de regarder le chef d’œuvre qui se présente à moi dans une salle de cinéma méga-futuriste-sound-system, je le zyeute par à coup sur l’écran de mon téléphone portable, dans les transports en commun… Pouah ! Mais je dois changer tout ça. Reconfigurer mon esprit à l’aide du pouvoir absolu et me rappeler que je suis en train de vivre une aventure. Sans quoi rien n’a plus de sens, pas même ma vie. (snif)
Bob Marley a continué ses chansons, et puis il a fermé sa gueule pour retourner en Jamaïque où j’espère l’applaudir des deux mains, un jour, pour peu qu’il me foute la paix quand je voyage ailleurs. Et justement j’y arrive, ailleurs, un tout minuscule point de la carte où la Patagonie se transforme en El Calafate, la ville où je passerai la nuit et qui doit son nom à de petites baies sauvages.
Vu de loin, El Calafate c’est deux bandes de maisons au bord d’un lac. Elles ont été artificiellement boisées pour se donner du volume, avec des pins et des peupliers (pas vraiment sûr du type d’arbre mais y avait du vent et je vous assure qu’ils peuvent plier).
Sur les bords du lac il y a des flamants roses et au fond : une mousse de nuages qui n’est pas sans me remémorer le cratère du Ngorongoro. Le tout reste néanmoins froid et désertique. Cette terre me rappellerait sans doute aussi le Groenland et l’Islande si j’étais déjà allé en Islande et au Groenland… Ou plus exactement : l’Islande et le Groenland me rappelleront sûrement la Patagonie, quand j’irai.
Vu de près, El Calafate, c’est une grande rue principale, et de petites rues pas principales du tout, parfois même en terre, ce truc marron qu’on cache normalement sous le goudron. Et pourtant je n’arrive toujours pas à me sentir loin de la France… Ca ressemble encore trop aux Alpes. Si je m’étais téléporté ici du jour au lendemain, aurais-je pu deviner que je me trouve si loin ? Les panneaux publicitaires écrits en espagnol avec « PATAGONIE » marqué partout dessus m’auraient mis la puce à l’oreille, mais c’est un peu triste de s’en remettre à la publicité pour réaliser qu’on voyage… Tout devient pareil, partout dans le monde, et ça fait chier. Toutes ces voitures et ces maisons, je les ai déjà vues ailleurs. C’est alors que je remarque une poubelle… Enfin ! Quelque chose de différent, quelque chose à raconter ! Car les poubelles patagonnes sont des sortes de paniers-corbeilles placés en hauteur pour éviter que les chiens s’en emparent. Haha ! Trop bien ! Je prends dix milles photos. Et puis je me pose à l’auberge et boum, magie du récit : on est désormais le lendemain et je pars jeter un œil au Perito Moreno, l’attraction du coin.
El Perito Moreno
Ca alors ! Moi qui m’attendais à passer l’aprem’ avec un petit chien noir (privada plaisanteria elitista a l’intencion de los que parlan espanol), je suis bien surpris d’apprendre en chemin que « Perito Moreno » est en fait le nom d’un type qui l’a donné à un glacier (j’entends par là que le type a donné son nom au glacier, et pas qu’il a baisé un marchand de glaces toute la nuit).
Est-ce de la toundra sur le bord de la route ? Suis pas sûr de ce qu’est la toundra, première fois que j’en vois, et encore, seulement si c’en est. Pour le reste, le sol est bicolore, noir et vert. Les montagnes et les lacs qui se découvrent à moi ne sont pas très différents des Alpes, sauf qu’il faut faire 14.000km pour les voir. Tout ça est d’autant moins exotique que le bus est rempli de Français habillés par Quechua.
Le glacier se voit de loin : imaginez un lac tortueux qui scintillerait entre les montagnes, et là, dans uns de ces couloirs d’eau claire que le lac forme entre les sommets, se dresse un gigantesque mur de glace de 60 mètres de haut qui s’étend partout où il trouve de l’espace, sur les eaux du lac mais non sans bousculer les montagnes qu’il creuse et déforme… Il n’est pas le lac, non, mais une créature à part qui vit en symbiose avec lui et le parasite, une espèce de géant du froid qui avance de deux mètres par jour ! Et moi je vais à sa rencontre là où il s’arrête, sans que je sache d’ailleurs si c’est la nature ou l’homme qui l’a stoppé là. Perché sur la colline qui lui fait face je m’approche pour le saluer, minuscule petite créature face au titan de l’hiver qui gronde en me voyant avancer : le glacier craque, certains de ses morceaux plongent dans le lac… de petit morceaux vus de loin mais qui se détachent et frappent l’eau avec des bruits de tonnerre ! Le glacier parle et mugit à sa façon, tantôt avançant, tantôt reculant. La peau du monstre, dure et tranchante, est bariolée de nuances de blancs, de bleu-glace et de traces noires dont je ne m’explique pas l’origine. Le géant gronde, me regarde, semble hésiter… qu’est-ce qu’il me veut ? Un autographe ? Je l’appelle : « Ohé ! » et cinq voix me répondent aussitôt des crevasses de son épiderme. C’est alors que le soleil survient et qu’une fois la brume disparue je découvre, au-dessus du mur de glace, le long de sa surface, une route de glace qui brille au soleil, a stairway to heaven, une route pour géants, pour cyclopes, ou pour dieux : pas de doute qu’il y a quelque chose de ce genre qui habite là-bas, au bout…
En gros : le glacier est propre à nourrir l’imagination, si l’on veut s’en donner la peine. Autrement c’est rapidement chiant, et comparable à la visite d’une église (en ce qui me concerne : l’archétype de la visite la plus chiante du monde), vu qu’il n’y a pas grand-chose d’autre à faire, posé derrière la barrière de sécurité, que de laisser courir son imagination. C’est tout un processus de mise en marche pour pouvoir profiter du lieu, il ne se découvre pas au visiteur sur commande, il faut l’appeler.
Il m’arrive la même chose, de manière plus explicite, en retournant à El Calafate. Je veux me balader au bord du lac pour regarder les oiseaux, les flamants roses, tout ça… M’imaginez pas trop en aventurier solitaire perdu dans la nature : j’ai passé l’entrée, payante, et empreinté le parcours fléché (vu qu’il était boueux – sans quoi je l’aurais « emprunté »). La carte-guide du lieu que le gardien m’avait remise insistait pour qu’à telles étapes du parcours, je reste immobile, à observer. Ma balade s’avérait un peu chiante jusqu’à ce que je me plie à cette consigne, car c’est alors seulement que la nature se mit à s’animer, et il me fallut le silence pour que je remarque un chant d’oiseau, puis deux, puis trois ; puis les oiseaux eux-mêmes sortant des fourrés ; les faucons perchés sur de hautes herbes ou survolant les mottes en les rasant de près (eh oui, c’est du rase-motte) ou encore jouant entre eux, batifolant dans les airs avec une aisance et une grâce, une beauté simple, naturelle et subtile à vous faire tomber les couilles au fond du pantalon. Dans la nature, cinq minutes de silence font un monde d’une diapositive.
Tout à coup, les fourrées s’agitent autour de moi… Mais ce n’est pas un oiseau cette fois, plutôt quelque chose que quelqu’un a lancé, comme un enfant par exemple, si j’en crois les petites voix fluettes qui rigolent à deux pas. Ce sont deux minots du coin, chacun exhibant un gros lance-pierre… WHAT THE FUCK ? C’est une blague quoi, ils viennent quand même pas shooter les oiseaux dans la réserve ? Ben si, carrément, et sous mes yeux en plus. Vite ! Une cabine téléphonique en papier mâché recyclé et je me transforme en… SUPER ECOLO !
(traduit de l’espagnol :)
– Hola les enfants ! On peut savoir ce que vous faites là ?
(L’un d’eux a le réflexe immédiat, coupable et pénitent, de me tendre son lance-pierre. Super : il me donne la légitimité de les sermonner pendant des heures.)
– Ca va pas de tirer sur les oiseaux ? Dans la réserve en plus, sérieux ! C’est un endroit spécial pour les protéger… Tirez sur des gens si vous voulez vous amuser, çà c’est drôle, mais pas sur des animaux !
Résultat je me retrouve avec deux lance-pierres confisqués qui dépassent de chacune de mes poches pour le reste de la visite. Je leurs rendrai leurs armes à la fin, mais en attendant… ils sont bien foutus ces lance-pierres ! Home-made et tout : ces p’tits gars sont pas des débutants, ça claque bien ! Bon mais je les range parce que les autres visiteurs du parc commencent à me regarder…
Pour finir j’avais prévu de vous laisser quelques vers, parce qu’en regardant les montagnes, les lacs et les oiseaux, tout ça, l’inspiration a soufflé…mais un peu timidement. J’ai tenté d’écrire un poème, mais j’ai raté. Alors mon poème est pourri, certes, mais peut-être parviendra-t-il à vous faire passer un peu de ce que j’ai senti au moment d’esquisser ces lignes, ces sentiments d’espace, de mort, de froid et de brûlure que m’ont fait ressentir l’endroit…. Mes notes seront peut-être plus parlantes qu’un poème réussi après tout ?
Du blanc au noir, Patagonie,
La terre de feu t’a brûlée
Des monts aux lacs, lente agonie
Qui mêle flamants et fumée
et (te) consume, lente agonie
Qui part tes flamants en fumée
Partir parter parser parer parer de
Patagonie,
Terre brûlée
Dans ta lente agonie
Tu/On vois/t des oiseaux s’envoler.
Patagonie,
Terre brûlée
Dans ta lente agonie
Tu vois des flamants s’envoler.
Elle te fait des lamas
Dans tes plaines à nuages
Elle te fait des pumas
Dans tes montagnes. Gage
Que les glaciers viendront
soulager tes brûlures
que les neiges éteindront
ce feu que tu endures
pour te rendre au silence
de la Patagonie
Patagonie
Quand tout sera fini
Quand tout sera fini. terminer
Patagonie,
Terre brûlée
Dans ta lente agonie
Tu vois des flamants s’envoler.