Une nouvelle tirée du recueil « Transports en commun ».
« Vous ne trouvez pas l’âme sœur ? C’est tradgeek ! »
C’est le slogan qui me permet de vivre… Je travaille comme modératrice pour la plus célèbre agence matrimoniale du moment. Il s’agit d’une agence matrimoniale « online », je veux dire sur Internet.
« Rencontrez une personne faite pour vous ! »
On dirait que l’agence propose de façonner des bonshommes sur mesure. Nous n’allons pas jusque là. Le principe est assez simple : on abolit les distances, le temps et les craintes, puis on laisse nos clients se débrouiller avec nos outils formatés.
Je sais bien que certaines personnes nous font mauvaise presse, ce sont celles qui n’ont jamais loué nos services et qui, somme toute, ont déjà trouvé leur bonheur ou ne sont pas pressées. Celles-ci nous accusent de tuer le naturel mais nous ne contraignons personne. Les agences matrimoniales ont toujours existé, même lorsqu’elles prenaient la forme d’un simple confident.
D’autres nous encensent au contraire, nos clients, ceux qui ont trouvés l’âme sœur, ou pour qui nous sommes devenus un outil du quotidien… Dont l’usage est divers et varié dois-je dire. Mon job, c’est de le surveiller.
Lorsqu’ils sont connectés à TRADGEEK, mes clients disposent d’un bouton « Alerte ! » pour me contacter. Aussitôt une fenêtre apparaît sur mon écran et je cours, je vole à la rescousse des accidentés. Ce faisant, je pénètre leur intimité, je lis les conversations, je cherche l’endroit où elles ont dérapé. Puis je sanctionne et je fais mon rapport.
Une snobinarde à la langue trop pendue ? Les délires sexuels d’un frustré ? Les menaces de mort d’un amant déchu ? J’interviens.
Tel client a-t-il cliqué sur « Alerte ! » sans faire exprès ou pour « voir ce que ça faisait » ? Est-ce que le mot « con » est considéré comme une insulte ? L’a-t-on dit pour plaisanter ? J’interviens.
Dans quelques années on confiera surement mon job à un robot… A un « ‘bot » comme on les appelle dans le milieu de la toile, des sortes de programme qui exécutent des tâches automatisées.
Il arrive qu’un client déçu nous en envoie : des « ‘bots » qui adressent des milliers de messages insultants à tous nos connectés. Dans ces cas-là mon écran vire au rouge et de nouveau, c’est moi qui interviens.
Je me fous un peu de TRADGEEK. Que la boîte coule ou fasse fortune, ça ne changera rien à mon train de vie. Je ne suis que modératrice. Je bosse parce qu’il faut manger, même si j’ai fini par m’attacher au petit univers sur lequel je règne, à gronder contre ceux qui enfreignent les règles, à m’attendrir sur ceux qu’on ne sollicite jamais, à me satisfaire que chacun puisse mener à bien ses recherches et s’exprimer, car ce qui les meut, c’est l’espoir.
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Pour commencer, TRADGEEK propose de créer un « profil » qui rassemble les informations relatives au client. Le client peut, s’il le souhaite, indiquer ses caractéristiques physiques, ses hobbies, son métier, son salaire, s’il fume ou pas, etc. Tout ce qui lui permettra de se faire remarquer d’un éventuel partenaire. Il peut aussi ajouter un message de description. Dans ce cas, il doit attendre que je l’aie validé pour que les autres clients puissent le voir.
Je consacre une grande partie de ma journée à la lecture des messages de description.
Je me rappelle que, au début, je trouvais quelque chose d’indécent à ce job. Pour la plupart, les clients ignorent mon existence : nous ne parlons jamais et ils ne me voient pas. Ils ne s’imaginent pas que j’aie accès à tout ce qu’ils disent et font, que je vois tout… Mais ne sont-ils pas sur TRADGEEK pour s’exhiber de toute façon ?
Il n’était pas rare qu’un message de description me touche les premières fois. J’y voyais encore une démarche personnelle, certains me faisaient sourire ou m’émouvaient et, de voyeuse indécente, je m’imaginais en alliée bienveillante. Aujourd’hui, plus aucun message de description ne m’émeut vraiment : j’ai appris à les classer selon des archétypes. Il suffit que je lise une ligne et je sais à quel lot rattacher le client… Leurs quêtes de rencontres sont quasiment devenues des dynamiques de groupe à mes yeux.
Il y a ceux qui n’assument pas, qui prétendent qu’un ami les a inscrits contre leur gré à la suite d’un pari perdu et qu’ils ont honte d’être sur TRADGEEK…
Il y a ceux qui ne savent pas quoi dire, qui expliquent que leur personnalité est trop complexe pour être résumée en quelques lignes, mais qui encouragent vivement le visiteur à s’y intéresser de plus près.
Il y a ceux qui cherchent l’aventure d’un soir en employant des mots-clés tels que « carpe diem », « pas se prendre la tête » ou « croquer la vie à pleines dents ».
Il y a aussi ceux qui n’ont pas le temps de faire de rencontres « réelles », et pour lesquels le virtuel est la meilleure option, ce qu’ils admettent très sobrement.
Chez les filles plus précisément, il y a trois tendances : celles qui, dès vingt-deux ans, à peine sorties de chez leurs parents, ont peur de vieillir seules en nourrissant un parterre de chats. Elles courent après le légendaire prince charmant…
Il y a les énervées qui résument très simplement : « Je me fais prendre pour une conne à chaque fois ! » et qui pensent que ça les immunisera pour la prochaine.
Il y a celles enfin qui préfèrent mettre les points sur les « i » dès le début et recommandent aux « cons » et aux « mecs pas intéressants » de passer leur chemin. Ce sur quoi elles s’imaginent que les concernés déduiront : « Je suis con et inintéressant au possible, cette fille n’est pas pour moi. »
Du côté des messieurs, dont la grande majorité cherche à tirer un coup, ce dont je ne les blâme pas tant c’est tout aussi vrai pour les membres de l’autre sexe qui en revanche ne l’assument pas, les plus subtils optent pour une stratégie a contrario, en expliquant qu’ils ne consultent jamais leurs « profils », ni ne répondent, mais que ces demoiselles peuvent tenter leur chance au cas où.
Il y a les puceaux qui parlent de couple, d’amour et de relations sérieuses…
Il y a les francs-tireurs qui annoncent tout de suite la couleur et leurs dispositions.
Et il y a enfin ceux qui exagèrent : dans ces cas là, j’interviens.
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Sur TRADGEEK, un client qui a illustré son « profil » d’une photo multiplie par sept ses chances de faire une rencontre. C’est ce que dit l’annonce officielle en tous cas.
Evidemment, multiplier zéro par sept ne change rien au bonheur des oubliés de la photogénie et des vilains. Alors ils trichent bien sûr, ils mettent en lumière ce qu’ils ont de plus beau, et dissimulent le reste, souvent avec les moyens du bord : en découpant maladroitement une photo ou en tournant la caméra dans les positions les plus improbables. Les filles se contorsionnent ou se photographient dans l’obscurité. Les hommes mettent en avant leurs muscles tatoués qu’ils s’imaginent être le comble de la séduction.
Certains n’hésitent pas à bannir visages et regards pour n’exhiber que le matériel. Dans ces cas-là, j’interviens.
Ceux qui n’ont pas de photos, la grande majorité, sont représentés par un « œil » : c’est une illustration qui leur sert d’avatar par défaut pour s’incarner dans le monde de TRADGEEK.
Pourquoi ne pas lui préférer une photo ? Nos clients ont parfois peur d’être reconnus, à moins qu’ils préfèrent choisir qu’être choisis, ou encore qu’ils se considèrent trop laids ou trop beaux…
Lorsqu’un client consulte le « profil » d’un autre client, ce dernier en est averti par un message reprenant l’avatar du visiteur. La plupart n’ayant pas de photo, c’est un « œil » qui apparaît.
Toute la journée je surveille ces yeux qui se promènent de profils en profils, un chapelet d’yeux qui apparaît sur des milliers d’écrans à travers le monde. Mes sujets s’observent en silence. Ils consultent les « profils » de la même manière que les chiens se reniflent le cul, et, si l’odeur convient, envoient un « signal rouge » à celui qui a leur préférence.
Je suis la gardienne de cette ronde où les baiseurs croisent les rêveurs, déçus lorsqu’ils se confondent mais finalement satisfaits lorsqu’ils se reconnaissent entre eux.
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A force d’échanger des « signaux rouges », bien entendu, nos clients finissent par converser. Pour ça, le « tchat » est l’instrument idéal, c’est l’équivalent d’un dialogue par écrit.
C’est souvent dans ces moments-là qu’il y a des écarts, donc que j’interviens.
Si tout se passe bien j’observe les conversations au hasard. C’est répétitif mais distrayant, un peu comme un vieux film dont les sketchs sont éculés mais qu’on ne se lasse pas de revoir : il y a des phrases cultes qui me feront rire à jamais.
Il est édifiant d’être le témoin des différences entre sexes. Ce qui est important pour les unes ne l’est pas pour les autres et tous ont des attentes au-dessus de leurs moyens, au-dessus de ce que la vraie vie permet en fait. Même chez TRADGEEK nous ne sommes pas magiciens.
De temps en temps, assez brusquement d’ailleurs, il arrive que toute cette machinerie et ceux qui y participent me dégoutent. Pourtant j’y participe aussi. Et puis la plupart de ces gens sont mes sujets chéris, je ne peux que m’attacher à leurs bourdes et à leurs combines, à leurs stratégies pour attirer l’attention, à ceux qui envoient des messages et des « signaux rouges » par centaines, à ceux qui dévoilent des muscles ou un sein, à ceux qui disent des banalités ou qui blessent en gaffant : « Je viens de voir ton âge sur ton profil, excuse-moi de t’avoir dérangée. » ; « Ok pour coucher mais pas pour prendre un café. » ; « Pardonne la lenteur de mes réponses je participe à neuf discussions à la fois. » ; etc.
Ils ont besoin de moi et moi j’ai besoin d’eux, ne serait-ce que pour manger.
Si j’interviens, les sanctions peuvent prendre plusieurs formes. Sur l’instant j’ai tout pouvoir pour mettre fin à la nuisance, ce n’est qu’a posteriori que la pertinence de mon intervention et de mes choix sera évaluée par l’équipe du « support ».
Pour les débordements légers, j’adresse généralement un avertissement au client, qui pourra, en cas de récidive, être commué en un bannissement d’une semaine interdisant l’accès à tous les services de TRADGEEK. Je peux également appliquer un bannissement direct dans les cas plus graves, ou bien bannir définitivement un client dans des cas très précis d’infraction aux règles importantes. Si nécessaire, j’ajoute une mention à mon rapport pour que le client soit poursuivi en justice.
Un « ‘bot » pourrait le faire. Mais il y a de rares cas où mon appréciation de femme est essentielle, quand aucun mot n’est dit mais que les évènements prennent une tournure inattendue. Comme ce fut récemment le cas avec le client n°18352247, alias Tommy_142.
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Tommy_142 a rapidement attiré mon attention. Son comportement est très différent de celui des autres usagers : il utilise rarement les outils formatés tels que les « signaux rouges » et évite les conversations par « tchat » auxquelles il préfère les échanges par « e-mails », encore appelés « courriers électroniques ».
La première fois que j’ai remarqué Tommy_142 c’était pour une bonne raison, j’avais reçu quinze « Alerte ! » à son sujet rien qu’en une seule matinée. Vingt-quatre pour être exacte, mais dix étaient de la même cliente. J’ai tout de suite pensé que j’avais affaire à un exhibitionniste ou à un enragé, une intervention de routine donc. Mais tel n’était pas le cas.
Pas d’insultes, aucun mot de travers, rien dans les correspondances de Tommy_142 ne m’autorisait à le sanctionner. Ses derniers e-mails, ceux qui avaient causés tant d’émotion, étaient courtois, bien écrits, romantiques même. Simplement ils parlaient de rupture, de départ ou d’absence prolongée… Et Tommy_142 concluait toujours, grâce à l’outil que TRADGEEK a prévu à cet effet, en retirant la possibilité de répondre à ses correspondantes.
En un mot, si les clientes donnaient l’alerte, c’était dans une sorte de mouvement désespéré pour que je lève l’impossibilité de répondre à Tommy, qui coupait les ponts avec elles de manière quasi inexpliquée, parfois au bout de plusieurs mois d’échanges.
Je me suis un peu intéressée aux e-mails de Tommy, et je dois admettre qu’il m’a touchée. C’est quelqu’un qui s’exprime bien, il a de l’aisance et une vraie sensibilité. Il est sincère aussi. Car si beaucoup de nos clients sont sincères dans leurs intentions, peu parviennent à se libérer des conventions pour exprimer qui ils sont et ce qu’ils cherchent vraiment. Tommy y parvient lui, avec beaucoup de talent.
Je n’ai pas donné suite aux alertes, je m’attendais à ce que Tommy se passe de nos services pendant un moment, c’était dans la logique de ce qu’il avait annoncé. L’histoire ferait tout au plus une anecdote à raconter à mes collègues à l’heure de la pause-café… Mais ce n’est pas comme ça que ça s’est passé.
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Tommy est reparu dès le lendemain. Je le sais parce que je surveillais sa correspondance de près, par curiosité. Il a envoyé de nouveaux e-mails, pas en grande quantité mais quelques-uns, à des clientes qu’il n’avait jamais contactées auparavant, de toutes apparences, de toutes origines, en un mot : de tout « profil ».
Ça m’a surprise qu’il coupe les ponts avec les unes pour entamer une nouvelle correspondance avec les autres. Je me demande toujours à quel jeu il joue. Mais c’est son droit après tout.
Je l’ai laissé à ses petites affaires. J’allais simplement jeter un œil de temps en temps.
Je dois dire qu’il est fort le bougre, impressionnant même, car il sait parler de tous les sujets en termes choisis. Pas étonnant que les clientes en raffolent. Le lire est à ce point passionnant que je vais consulter ses e-mails presque une fois par jour et souvent, pour peu que ses échanges l’amènent à parler d’histoire, de littérature ou de philosophie, j’apprends des choses. Tommy fait preuve de beaucoup de pédagogie.
Moins de deux mois après la première vague d’alertes, Tommy en provoqua une nouvelle, toujours de la même manière, mais beaucoup plus conséquente. Cette fois leur nombre atteignait la trentaine, pour à peine moins de clientes en détresse.
Surprenant ! Et un peu inquiétant aussi, d’une certaine manière, car il s’est avéré par la suite qu’une bonne partie de ces clientes devait nous quitter, dégoutée par l’interdiction de continuer d’écrire à Tommy qui, correspondant parfaitement au désir de ce dernier, était tout à fait légitime.
Néanmoins, même sans intervenir, j’ai du me fendre d’un rapport pour expliquer la cause du mouvement de panique généré par le client n°18352247. Ça a donné lieu à une réunion, un peu étrange d’ailleurs, étant donnée la situation que personne n’osait franchement qualifier de problème et que je ne voyais pas comme tel personnellement.
Une de mes collègues, qui n’a pas inventé la poudre, s’est mise à délirer, estimant que Tommy était sans doute une nouvelle sorte de pervers. Sa voisine argumenta que puisqu’il faisait chuter le nombre d’abonnements, ce serait plus simple de le bannir directement pour une raison inventée. N’importe quoi ! Depuis quand se souciait-elle des chiffres de la boîte celle-là ?
Je connais mieux le dossier qu’elles, j’ai lu presque tous les e-mails de Tommy et pour moi il apparaît clairement qu’il est éperdument romantique. Il cherche l’amour parfait. Il se donne des dates pour fouiller les personnalités et, s’il ne trouve pas celle qu’il cherche, il met fin à toutes ses correspondances pour repartir de zéro.
J’ai fait de Tommy mon protégé. Pour une fois qu’il y a quelqu’un d’un peu humain sur nos espaces virtuels, un homme cultivé, sensible, intelligent, aimable et attentionné, il me paraît intolérable qu’on l’en chasse au prétexte qu’il fait des frustrées.
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Ces temps-ci je passe tellement de temps à lire les e-mails de Tommy que c’en est presque devenu un ami. Je m’attendris franchement quand je le vois s’exalter pour un nouveau « profil », et je m’énerve lorsqu’il perd son temps et sa créativité pour des niaises qui ne feront jamais son bonheur. Oui, Tommy est très créatif dans ses e-mails, quand il n’envoie pas carrément des poèmes. Je ne connais rien à la poésie mais les siens me semblent incomparables… C’est comme s’il parvenait à peindre avec des mots : il met des images dans ma tête.
Je l’avoue, à force de lire ses e-mails j’en finis par oublier qu’ils ne me sont pas adressés. Hier, alors qu’il décrivait les chutes du lac Victoria et me demandait si j’aimerais les voir, j’ai cliqué sur le bouton « répondre » sans y penser. Je n’ai réalisé ce que j’étais en train de faire que parce qu’un message s’est affiché pour me ramener à mon rôle de modératrice :
« ATTENTION : vous allez envoyer un message officiel à cet utilisateur, il ne pourra plus accéder à TRADGEEK tant qu’il n’y aura pas répondu. Confirmez-vous cette manœuvre ? »
Ça m’a fait bizarre. Ça m’a peiné aussi, en me rappelant que Tommy ignore tout de moi, malgré ses aventures que j’ai le sentiment de partager et la protection que je lui offre contre des collègues moins scrupuleuses.
Je me suis promis de prendre un peu de distance et d’arrêter de le surveiller. Mais ce matin, comme il l’a fait quelques mois plus tôt, Tommy a mis fin à toute une série de correspondances…
Les « Alertes ! » affluent sur mon écran. Je les ignore. Je vais faire quelque chose que j’ai envie de faire depuis longtemps. C’est dans le cadre de ma mission de modératrice, je n’ai rien à me reprocher de toute façon : je vais lui parler.
La procédure, lorsqu’un modérateur s’adresse à un client, entraîne la coupure de tous ses autres moyens de communication. Le client n’a plus alors qu’un seul interlocuteur, le modérateur, jusqu’à ce que le problème qui a entraîné son intervention soit réglé.
C’est comme si Tommy et moi nous retrouvions seuls tout à coup. En quelques clics je viens d’écarter de lui toutes celles qui nourrissaient cet espoir.
Je me présente à Tommy, sous mon pseudonyme officiel, je lui explique la situation et les conséquences de son comportement, que je comprends, mais qui peut paraître étrange à d’autres, ou simplement inexplicable. Tommy s’étonne à peine de mon intervention. Y voit-il un signe du destin ? Son instinct lui murmure-t-il ces mois que j’ai passés, invisible, à ses côtés ? Tommy n’a qu’un souci, c’est d’en savoir plus long sur moi, de me connaître. Je lui donne la possibilité, s’il le souhaite, de m’écrire sur mon compte officiel. Il ne fait plus que ça depuis.
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Je suis amoureuse. Je n’ai jamais vu son visage, je ne lui ai jamais parlé de vive voix mais je l’aime, et c’est réciproque : il me l’a dit.
Le problème du client n°18352247 est réglé ai-je annoncé à mes supérieurs. A présent je me prends à rêver de mariage. Tommy et moi n’en n’avons pas encore parlé, mais j’ai le sentiment que le sujet ne tardera plus à être évoqué. Lui n’a jamais caché qu’il cherchait quelque chose de sérieux, quelqu’un en qui il aura confiance, à qui il sera fidèle, avec qui il bâtira une famille… Le prince charmant existe, et c’est moi qu’il a choisie !
Il n’a plus d’autres correspondantes que moi, bien que je lui aie rendu la possibilité de communiquer avec toutes, parce que ma mission l’exigeait, mais non sans être curieuse de voir s’il chercherait à établir de nouveaux contacts… Pas le moindre ! Cela a fini de me convaincre que quelque chose de fort se passe entre nous, comme il me le répète sans arrêt, mais on n’est pas plus sotte de vérifier pour autant.
Tommy fait désormais partie de mon quotidien. Comme je passe ma journée derrière un ordinateur, j’ai plus de temps à lui accorder qu’à n’importe quel compagnon non-virtuel.
Ce qui m’excite aussi, dans notre relation, c’est notre incroyable connivence intellectuelle alors pourtant que nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je l’appelle « mon Cyrano » et le rire qu’il m’adresse en réponse à ce sobriquet me conforte dans mes fantasmes d’un homme confiant en sa beauté. Il est évident que nous finirons par nous voir, et j’espère, par nous toucher. Mais c’est une délectation sans nom que de repousser ce moment, de nous deviner, de nous dessiner l’un l’autre et de jouer avec nos imaginations. Parfois c’est moi qui craque, qui cède et qui supplie. Parfois c’est lui et je joue à le laisser proposer une heure et un endroit auquel finalement je ne peux pas me rendre. Pour bien faire, il faudrait que nous cédions en même temps.
Il me l’a proposé hier, pour aujourd’hui.
Lui m’a écrit un e-mail dont le titre est « Ne le lis pas tant que tu ne m’as pas envoyé le tien :-) ». Je souris. Le mien est tout vu : j’ai eu des mois pour rêver à l’endroit où nous nous rencontrerions. Seule surprise : aurons-nous pensé au même ? Ce serait si parfait.
J’écris « 18h00 ; Jardin du Luxembourg ». Pas un mot de plus, je sais que nous nous reconnaîtrons. Je clique sur « envoyer ». Un message apparaît :
« Votre contact vous a bloqué. Vous ne pouvez plus lui envoyer de message. »
Non. Impossible ?!
J’ouvre l’e-mail de Tommy : « Je pars, désolé. »
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Ça ne va pas. Quelque chose ne va pas. La tête entre les mains je fixe mon écran et le message qui y est affiché.
Je suis modératrice, TRADGEEK est mon royaume, je me fous qu’il m’ait bloquée, je peux outrepasser toutes les contraintes techniques, tant que Tommy est connecté. Mais Tommy ne se connecte pas. Tommy ne se connecte plus : les heures passent, toujours rien.
Qu’est-ce qu’il lui prend ? Me serais-je trompée dans mon diagnostic ? Tommy m’aime, il me l’a dit, il a trouvé celle qu’il cherche, il n’a aucune excuse cette fois… La peur peut-être ? Aurait-il peur de s’engager ? Ça ne colle ni avec sa description, ni avec son discours. Je ne peux me résoudre à la théorie du « pervers », je connais Tommy, ça non plus ça ne colle pas.
Les larmes montent et mes collègues commencent à le remarquer. C’est insupportable. Je n’ai plus qu’une chose à faire : en quelques clics j’accède à la fiche de Tommy_142 et à ses informations cachées. J’entre un mot de passe et je trouve son adresse. J’éteins l’ordinateur et je fonce dans les escaliers.
Ma voiture. Tommy n’habite pas loin, j’y serai dans une vingtaine de minutes pour l’empêcher de partir si vraiment cette histoire de départ est vraie, la seule excuse que j’arrive encore à lui trouver.
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« M.A.A. – Solutions informatiques »
C’est la bonne adresse, étrange, il s’agit d’une entreprise. Je passe les portes en verre et je m’adresse à l’accueil :
– Je cherche un certain Tommy. Je ne connais pas son nom de famille, c’est peut-être un de vos employés… ? Si vous pouviez vérifier.
L’hôtesse me regarde d’une drôle de manière qui me renvoie à l’absurdité de ma démarche. Je ne sais rien de Tommy. Je suis amoureuse d’un courant d’air, je suis amoureuse d’une idée. En pleurant, je rentre chez moi, pour me coucher.
Le lendemain, au bureau, une réunion extraordinaire est décidée par le directeur technique. Au début j’ai eu peur que ça concerne mon départ précipité et injustifié de la veille, mais il n’y a pas de raison.
Je suis un peu déphasée, malgré cela je tache de me concentrer pour ignorer les messes-basses de mes collègues.
Le directeur tient à nous mettre en garde contre un nouveau type de « ‘bot » récemment détecté chez nos concurrents. Le « ‘bot » simule des conversations et des correspondances en copiant du texte dans les archives d’Internet selon un schéma préétabli de dialogue mais de façon à toujours se renouveler. Les conséquences néfastes de sa présence dans nos programmes ne se font sentir qu’à long terme et c’est là qu’est le danger. Le « ‘bot » n’envoie pas des milliers d’e-mails pour encombrer les messageries, ni d’insultes : il rend les femmes amoureuses et les laisse tomber. Pour le repérer c’est facile : son pseudonyme finit toujours par « 142 ».
FIN
J’aime bien le ton. La suite paraît un peu prévisible, on verra si j’ai bien deviné… Point de vue original :)